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L'apprentissage du plaisir alimentaire

Natalie Rigal, Maître de conférences en Psychologie de l’Enfant à l’Université de Paris-X-Nanterre est l'auteur de « La naissance du goût - Comment donner aux enfants le plaisir de manger » Editions Noesis

Qu’est-ce que le plaisir ? L’idée circule largement qu’il s’agit d’une émotion forte et insaisissable qui fait perdre à l’homme le sens des réalités. Freud lui-même n’opposait-t-il pas le principe de plaisir à celui de réalité ? Comme si le plaisir, incarnation du mal, s’emparait de nous et, à notre insu, nous emmenait vers la faute et la déraison.
Dans le domaine alimentaire, on connaît l’impact d’une telle représentation du plaisir : sentiment de ne pas contrôler nos aliments ; honte de consommer ce qui est bon ; croyance d’une rédemption par le sain. Une des figures les plus prégnante dans notre société est celle du « bon qui nous contrôle pour nous nuire », avec comme référence centrale le gras et le sucré. Cette figure s’oppose à celle « mauvais que nous contrôlons pour notre salut » avec les légumes verts dans le rôle principal.
C’est contre cette idée du plaisir que je voudrais m’insurger. Non pas à l’aide d’arguments religieux ou moraux. Mais en m’appuyant sur des faits scientifiques issus de la littérature scientifique. Nous devrions arriver à la conclusion que non seulement le plaisir peut s’apprendre mais peut de plus revêtir une valeur hautement adaptative en guidant efficacement l’homme et son petit dans leurs choix alimentaires. Les enfants sont capables d’apprendre le plaisir de consommer des légumes verts. Pour vous convaincre de cela, répondons à différentes questions.

Les enfants ont-ils la sagesse du corps ?

Une étude menée dans les années 40 en Angleterre a souvent servi d’argument pour affirmer que les enfants font preuve d’une sagesse innée dans leurs choix alimentaires. Des nourissons recueillis en orphelinat ont été observés depuis leur sevrage jusqu’à l’âge de 1 an. A chaque repas, ils se trouvaient en situation de self-service : ils devaient choisir pour l’entrée, le plat et le dessert entre différents aliments. Leur poids et taille, enregistrés à la fin de l’étude, sont compatibles avec les normes actuelles de bien-être : ces enfants ayant pendant 6 mois effectués leurs propres choix alimentaires ne se montraient ni trop gros ni trop petits. Ces résultats sont certes riches d’enseignememt : ils nous poussent à laisser nos enfants autonomes en matière de consommation alimentaire. On oublie cependant trop souvent de mentionner le caractère trompeur de cette étude : aucun aliment type de « junk food » n’était proposé, ni frites, ni bonbons. La conclusion s’avère alors difficilement transposable aux petits occidentaux du XXIème siècle.
Il semble cependant que les enfants sachent mieux que les adultes réguler leur consommation en fonction des signaux biologiques de faim et de réplétion. Ce que les adultes consomment au cours d'un repas dépend peu de ce qu'ils ont consommé à l'apéritif : contrairement à la majorité des enfants, leur appétit se trouve stimulé par ce que contient leur assiette, même s’ils n’éprouvent plus véritablement de sensations de faim.
Les enfants se démarquent des adultes également sur le plan de la régulation entre repas. C’est la conclusion à laquelle a mené une étude réalisé aux Etats-Unis auprès de 15 enfants âgés de 2 à 5 ans dont on a observé toutes les prises alimentaires pendant 6 jours. Les résultats montrent que, d’une journée à l’autre, les variations énergétiques sont peu importantes, de l’ordre de 10 %. Mais la grande majorité des enfants présente selon les jours une variation très importante d’un repas à l’autre. Ce qui signifie par exemple que s’ils ont beaucoup déjeuné, ils goûteront moins. Il faut respecter cet ajustement naturel, et pour cela, ne pas les inciter à finir systématiquement leur assiette.
Au-delà de cette capacité générale des enfants à ajuster leurs prises alimentaires, il existe en ce domaine encore de grandes différences interindividuelles que nous allons évoquer à présent en référence aux sujets dits "internes "ou "externes".

Qui sont les internes et les externes ?

On dit qu’un sujet a une forte norme d’internalité quand il reconnaît très facilement les signaux biologiques envoyés par son organisme. En d’autres termes, quand il s’adapte très bien à sa faim et à son rassasiement, n'entamant son repas que lorsqu'il a faim et cessant de manger lorsqu’il est repu. D’autres personnes présentent au contraire des normes d’externalité fortes. La quantité de ce qu’ils ingérerent est largement conditionnée par des signes extérieurs aux repas : des pressions sociales ("à table !") et culturelle (l'heure habituelle du repas), ou le contenu de leur assiette. S’ils ont sous les yeux des aliments qu’ils apprécient, ils n'hésiteront pas à les consommer, alors même qu'ils n’ont déjà plus faim depuis un quart d’heure. Il s'agit de sujets qui laissent toujours leur assiette vide et ne refusent jamais un dessert, même après un repas copieux.
Bien qu’on ne sache pas répertorier les individus “ internes ” et les “ externes ” dans une typologie particulière, on a longtemps cru que l’obésité serait due à une externalité forte. Birch a entrepris en 1994 une étude pour répondre à cette question. Elle a mesuré la capacité d'ajustement calorique de 77 enfants âgés de 2 à 4 ans dont certains présentaient une surcharge pondérale importante. Elle n'a pas trouvé de lien significatif entre les deux variables "ajustement" et "surcharge pondérale". Cependant, les enfants les plus gros sont ceux qui présentent la moindre capacité d'ajustement (dans cette étude, les filles ont en moyenne de moins bonnes performances que les garçons).
Birch a également évalué le style de nourrissage des mères et estimé son effet sur la capacité d'ajustement calorique. Il est apparu que les mères qui exercent le contrôle le plus fort sur les prises alimentaires (obligation de ne manger qu'à table, plutôt qu'en réponse à une sensation de faim, de finir son assiette) ont des enfants moins sensibles à la densité calorique des aliments.
De cette étude originale, on pourrait tirer la conclusion qu'un contrôle parental trop puissant entraîne une diminution de la capacité d'ajustement calorique des enfants, et par conséquent une surcharge pondérale. Ne tirons pas cependant de conclusion hâtive. D'une part, ces résultats mériteraient être confirmés par des études plus nombreuses. D'autre part, on connaît la forte composante héréditaire de l'obésité.
Toujours est-il que l’on peut conseiller aux parents de ne plus se focaliser sur le fait que leurs enfants doivent finir impérativement leur assiette. Quand les enfants ont déjà mangé la moitié de leurs haricots verts, ou de leurs pâtes, ils doivent avoir la liberté de dire : “ J’arrête, je n’ai plus faim. ” Il faut apprendre aux enfants à rester sensibles à leurs sensations de faim et de réplétion, et donc renforcer leur norme d’internalité plutôt que d’externalité.
L’essentiel est cependant de rester vigilant : on peut à la fois ne pas forcer un enfant à finir son assiette, si vraiment il n’a plus faim, mais bien veiller à ce que ce ne soit pas un prétexte continuellement utilisé pour ne pas finir ce qu’on n’a pas envie de manger, et éventuellement se rattraper sur le dessert. Il faut surtout inciter son enfant à goûter ce qui lui est proposé car cela participe à l ‘apprentissage du plaisir alimentaire.

Le plaisir est-il inné ?

Quels sont les critères qui président nos choix alimentaires ? Pour nous adultes, le coût, la practicité, la saisonnalité, tout un ensemble de représentations dont le prestige ou les aspects santé sont autant de facteurs conceptuels qui prédominent la plupart de nos actes d’achat et de consommation. Ainsi, la valeur ajoutée « santé-naturel-exotisme » de la tomate-mozzarelle permet d’expliquer la consommation de ce plat en hiver malgré le peu d’arôme qui s’en dégage.
Les choix des enfants sont en revanche largement déterminés par le goût (au sens large) des aliments. Leur plaisir est plus directement associé aux caractéristiques sensorielles des produits qui leur sont proposés. On a pu ainsi mettre à jour l’existence d’une relation pratiquement linéaire entre l’appréciation et la consommation chez des enfants âgés de 3 à 5 ans : dans 8 cas sur 10, le plaisir ou déplaisir à goûter l’aliment prédisait la quantité de produit consommée.
Si le goût détermine si étroitement les choix des enfants, une question s’impose alors : existent-ils des caractéristiques sensorielles appréciées, ou au contraire rejetées de tous ? Cette question a été posée indirectement par Fischler et Chiva qui ont demandé à 321 français âgés de 4 à 18 ans de donner leurs appréciations pour 96 aliments (cf. tableau 1). Des résultats obtenus il se dégage tout d’abord une liste d’aliments qui font l’objet d’un fort consensus positif : il s’agit massivement d’aliments à la flaveur peu développée, gras et / ou sucrés et de texture molle. Par ailleurs, ces aliments sont généralement nourrissants : leur consommation répétée permet en effet au sujet d’établir un lien entre le goût qu’ils suscitent et leurs effets positifs sur l’organisme.
A l’autre bout de la liste, du côté des aliments rejetés par le plus grand nombre, on retrouve des aliments dont la plupart présentent une flaveur développée et un caractère peu rassasiant, avec comme prototype la classe des légumes.
Petits et grands manifestent cependant des goûts différents. En grandissant, les enfants surmontent leurs dégoûts : les légumes et les aliments forts en goût sont de mieux en mieux acceptés. Une dernière question reste donc à poser : comment les enfants apprennent-ils à apprécier la consommation de produits au départ rejetés ?

Comment apprendre le plaisir ?

Les enfants se montrent particulièrement néophobes dans le domaine alimentaire : ils hésitent à goûter tout produit qui leur semble inconnu. La néophobie peut être atténuée, voire dépassée, par apprentissages (pour un exposé détaillé des méthodes attestées par des observations systématiques, voir Rigal, 2000). Le processus de familiarisation semble le plus efficace à cet égard car il permet à l’enfant de (re)connaître ce qu’il introduit dans son corps. La familiarisation peut se faire à court terme, autour de la préparation du repas, ou à plus long terme, par exposition répétée.
A court terme, il s’agit de développer tout contact entre l’enfant et l’aliment avant que celui-ci ne soit présenté dans l’assiette. Il est par exemple montré que l’enfant acceptera plus volontiers de goûter un produit qu’il aura lui-même cueilli ou cuisiné, que tout plat prêt à consommer. L’éducation sensorielle, qui consiste essentiellement à parler avec l’enfant de ce qu’il mange autrement qu’en termes hédoniques (« j’aime » ou « je n’aime pas ») ou normatifs (« c’est bon ou mauvais pour la santé ») est également un moyen par lequel les sujets peuvent s’approprier des produits au départ inconnus.
La familiarisation à plus long terme consiste en une consommation du produit répétée dans le temps. De nombreuses recherches ont montré que la répétition permet une augmentation du goût pour le produit, à moins que le produit procure un véritable dégoût ou que ses caractéristiques sensorielles soient très éloignées de son univers familier. Certaines conditions renforcent en revanche les effets positifs de l’exposition répétée. Sur le plan nutritionnel, un produit peu rassasiant sera d’autant plus apprécié qu’il sera associé à un féculent. Sur le plan social, il semble que l’enfant qui partage son repas avec d’autres personnes ayant une attitude favorable vis-à-vis des produits servis, dans un contexte affectif chaleureux et non-instrumental développera progressivement une préférence durable pour les produits ainsi consommés.

Finalement, il semble préférable de développer auprès de l’enfant une éducation sensorielle dont l’objectif est de l’amener à apprécier le goût des légumes par exemple, que de déployer des conseils nutritionnels, souvent difficiles à intégrer, donc finalement peu efficaces en matière de prévention. L’enfant retrouvera ainsi, en tout plaisir, le goût de ce qu’il mange.

Publié par Association GROS le ven 04/03/2011 - 22:57