Aller au contenu principal

La minceur ne fait pas le bonheur

Gérard Apfeldorfer (médecin psychiatre, Paris)

Les canons de la beauté physique évoluent avec les valeurs successives de la société. L’idée couramment admise que notre corps doit répondre à une esthétique parfaite pour accéder à une existence radieuse risque, à terme, de constituer un marché de dupes.
Nos pensées sont sous-tendues par des schémas mentaux dont nous sommes rarement conscients. Pourtant, ils gouvernent en grande partie nos actions et nos sentiments. La majorité de ces schémas est transmise par nos parents, nos éducateurs, nos semblables: nous ne pouvons penser et agir qu’en fonction des croyances de notre culture, de notre milieu, de notre temps. En somme, nous ne pouvons concevoir le monde qu’à travers le filtre de ces idées reçues.
Par exemple, nous autres, Occidentaux du début du XXIe siècle, croyons que le but de la vie est d’atteindre le bonheur. Pour y accéder, il convient que nous nous réalisions pleinement. Et, pour cela, nous devons disposer d’un corps beau et vigoureux.

De la beauté diabolique à la beauté naturelle

Ces idées apparaîtront sans doute au lecteur comme allant de soi. Il n’en est rien, et elles sont en fait des a priori caractéristiques de notre époque et de notre culture. Il existe une multitude d’autres points de vue. Par exemple, pendant longtemps, le but de l’existence a été de vivre dans l’obéissance de Dieu, sans espoir de bonheur sur cette Terre, qui n’était assurément pas faite pour cela.
Les Manichéens puis les Cathares considéraient la beauté charnelle comme une tromperie d’essence diabolique. Lorsqu’on voit les choses ainsi, la beauté devient un fardeau. Dans ses relations aux autres, il faut se défier des apparences, s’essayer à ne pas les prendre en considération. Seule l’âme, d’essence divine, peut être véritablement belle, et c’est à la beauté intérieure, cachée, celle des sentiments, qu’il faut s’attacher.
Une autre croyance, apparemment contradictoire mais somme toute peu éloignée de cette vision des choses, car elle aussi fondée sur l’antinomie de l’âme et du corps, consiste à concevoir la beauté du corps comme un reflet de la beauté de l’âme. La beauté physique signifie l’innocence, la vertu, la bonté, la sérénité, l’intelligence et la bonne santé. Et, vice versa, la laideur corporelle est malsaine. Elle trahit la méchanceté, la stupidité, la bestialité, elle est une anticipation de la maladie et de la mort.
Dans cette perspective, la beauté naturelle n’est plus une croix à porter, mais un don de Dieu destiné à signaler celles et ceux dont l’âme est pure. Mais la beauté acquise par le fard, les belles vêtures, la sorcellerie ou tout autre moyen reste un mensonge, une tromperie. Ces artifices ne sauraient d’ailleurs résister à l’œil exercé, qui se fera fort de distinguer la beauté authentique de la beauté artificielle, celle d’une âme vile qui se sera déguisée pour abuser les autres, et peut-être s’abuser elle-même.
Ces conceptions, issues des débuts de l’ère chrétienne et du Moyen Âge, popularisées par les contes de fées, reprises par le mouvement romantique, constituent encore aujourd’hui des filtres actifs au travers desquels nous décodons le monde. La concurrence est rude, à l’intérieur de notre psyché, avec de nouvelles idées reçues: nous croyons de moins en moins à l’existence d’une âme pure prisonnière d’un corps impur, et même en la pertinence de la distinction corps-esprit chère à Descartes. Nous nous plaisons maintenant à imaginer notre esprit comme une fonction de notre corps. C’est notre corps qui pense, à l’aide d’une machinerie neuronale constituée en dernière analyse de chair et de sang.

Les artifices servent à révéler notre nature

Concevoir les choses ainsi modifie profondément notre vision du monde: comme il n’y a rien au-delà de ce que nos yeux voient, il ne saurait y avoir de beauté mensongère ou révélatrice.
On n’a donc plus à se défier des apparences, ni à s’y fier, puisque nous sommes désormais ce que nous donnons à voir, ni plus ni moins. Bien au contraire, améliorer son corps, son apparence, est un comportement légitime, puisqu’il aboutit à améliorer la nature même de son être.
Ces nouvelles croyances ne sont pas sans conséquences: elles confèrent une légitimité au culte de la beauté. Pour une femme, se maquiller ne sert plus à tromper l’autre en masquant ses défauts, mais à révéler sa nature. La chirurgie esthétique cesse d’être un moyen de tromper en se transformant en ce que l’on n’est pas, pour devenir un moyen d’améliorer ce qui constitue l’essence même de la personne. En somme, une femme qui se fait refaire la poitrine non seulement ne trompe personne, mais elle est davantage elle-même avec cette nouvelle poitrine qu’elle ne l’était avec l’ancienne...
Mincir, dans cette même perspective, devient une seconde nature. Chacun, convaincu que lorsqu’on laisse les choses aller on est forcément (trop) gros, en vient à considérer qu’il est normal de faire des efforts permanents afin de contrôler son poids. Il convient donc de se défier de ses goûts spontanés, qui font préférer tel aliment à tel autre, de l’écoute de ses sensations alimentaires. Il faut au contraire discipliner ses appétits dans le respect des règles de la diététique moderne.

La laideur et la vieillesse sont désormais des fautes

Si autrefois la laideur et la difformité étaient des caractéristiques qui, quoique regrettables, étaient à dépasser afin de prendre en considération la nature profonde de la personne, sa beauté intérieure, celle de son âme, elles deviennent aujourd’hui des fautes impardonnables. Les gens laids n’ont plus de beauté cachée qui serait à explorer; ils sont laids, un point c’est tout ! On leur pardonne d’autant moins d’être laids que, dorénavant, c’est leur faute. Car une autre idée reçue consiste à croire que l’on fait désormais ce que l’on veut de son corps, que celui-ci est totalement malléable, qu’en se donnant un peu de peine chacun peut parvenir à atteindre l’idéal esthétique du moment.
Il n’y a rien, croit-on, qui, par la volonté ou par l’argent, ne puisse s’obtenir. La nature mal faite est réparable: les nez tordus, les oreilles décollées, les mentons en galoche, les yeux trop bridés, les seins trop petits ou trop gros, les genoux disgracieux, tout cela s’opère.
Il en va de même de la jeunesse, qui s’achète et se travaille. On soigne tout d’abord l’apparence: par exemple, les rides se gomment par la chirurgie ou par les injections de toxine botulique, des dents éclatantes s’achètent chez le chirurgien-dentiste.
La bonne santé voire l’immortalité s’obtiennent quant à elles par un travail de chaque instant: pour conserver indéfiniment un cœur jeune, des artères souples, des muscles toniques, une taille fine, on mènera une vie saine et sans stress exagéré, on fera régulièrement de l’exercice, on mangera diététiquement correct.
Quant à la graisse qui infiltre le corps, à la bedaine proéminente, aux fesses et aux cuisses cellulitiques, ce que l’on nomme pudiquement les rondeurs, le surpoids, plus crûment l’obésité, modérée ou morbide… tout cela constitue une addition de fautes impardonnables. Car, la plupart du temps, un peu de volonté suffit, ne cesse-t-on de nous seriner de tous côtés !

Le corps ne fait pas nos quatre volontés !

Soyons clairs: rien de tout cela ne correspond à la réalité. Cette conception d’un corps à la fois parfaitement malléable, soumis au bon vouloir de son propriétaire, et en même temps réifié est de l’ordre de la croyance, tout comme la conception d’un corps diabolique et mensonger léguée par les Manichéens.
Toutes ces conceptions sont en fait des formes de consolation, car la vérité qu’elles servent à masquer est moins reluisante: l’être humain est périssable; il n’est beau que de façon fugace. Son corps, qui est un objet biologique, est sujet à des dysfonctionnements et tombe malade, se fane et vieillit, et, tôt ou tard, il meurt.
La graisse excédentaire, qui semble pourtant a priori si aisée à gommer, s’incruste et résiste avec une vigueur qui surprend les intéressés et leurs médecins. Changer sa façon de manger afin de maigrir, faire un régime ne sont pas des idées neuves, tant faut. Eh bien, contrairement à toute attente, cela ne marche pas. Les aliments que l’on s’interdit deviennent de plus en plus désirables au fur et à mesure que l’on perd du poids. L’effort à faire prend des allures de travail herculéen. Ou plutôt de travail de Sisyphe, car le poids perdu se reprend dès que l’on relâche un tant soit peu son effort, et il n’y a alors qu’à tout recommencer.

Un bonheur de plus en plus insoutenable

La laideur et l’obésité sont donc aujourd’hui considérées comme des effets de la pauvreté, du laisser-aller, d’une carence de la volonté. La maladie et les effets de l’âge ne sont pas loin d’être considérés de même. Mais pourquoi tout cela nous révulse-t-il tant? Sans doute parce que, ayant le sentiment d’être seuls responsables de notre destin, nous nous croyons tenus de réussir notre vie, c’est-à-dire d’en faire quelque chose de beau. Nous sommes là possédés par un nouveau mythe, une belle histoire: la vie vaut la peine d’être vécue dans la mesure où elle obéit à un idéal esthétique. Sans doute, dès lors que Dieu est mort, est-ce la seule solution...
Cet idéal esthétique implique que nous nous accomplissions, que nous allions au bout de nos potentialités physiques et mentales. Avoir une vie longue, active, bien remplie, tissée de succès de toute sorte n’est plus de l’ordre du souhait, mais de la nécessité. Un corps beau, admiré est tout à la fois la preuve de notre réussite et la condition de sa réalisation. Et, bien entendu, la minceur, indispensable à tous ces succès, obtenue par une attention sans relâche, est aussi la preuve que nous méritons notre successfull story.
Le premier problème, avec cette vision esthétisante de l’existence, est qu’elle implique un niveau d’exigence vis-à-vis de soi-même confinant à l’infini: la vie n’est jamais assez belle, assez réussie. Il s’agit là d’un monde sans pitié, dans lequel notre insatisfaction et notre déception de nous-mêmes ont tôt fait de nous conduire à l’autoaccusation, puis à ce que les psychiatres nomment les troubles narcissiques: la dépression, les troubles du comportement alimentaire, les toxicomanies et certaines formes de passages à l’acte.
Le second problème est qu’une telle vie n’a d’autre débouché que celui d’un bonheur autodéfini, égoïste et solipsiste. Car les autres, dans cette perspective, ne sont que des comparses, dont le rôle est d’admirer notre corps, sa minceur, la persistance de sa jeunesse, notre personne et notre vie dans leur ensemble. Les succès professionnels et amoureux, pièces essentielles du tableau de la réussite, sont justement conditionnés par notre degré de beauté et de minceur. Lorsque l’amour frappe à notre porte, nous examinons scrupuleusement les candidats, car nous méritons les meilleurs. Nous voulons un amour zéro défaut, esthétiquement parfait !

Des relations humaines sur le modèle d’un casting

En tant que professionnel de santé mentale, je suis confronté à toutes ces idées reçues et à leurs conséquences. Idolâtrer le corps, croire à la minceur, la beauté, la jeunesse et la santé au mérite sont des marchés de dupes. Croire que le bonheur est une denrée qui s’obtient par l’activisme, qu’il soit méditatif ou de l’ordre du business, aboutit en fait au désespoir. Et s’imaginer que le Grand Amour nous tombera dessus, que la personne en question correspondra forcément à un idéal, parce que, n’est-ce pas, on le vaut bien, conduit à concevoir les relations humaines sur le modèle du casting de cinéma ou du monde de la publicité.
Le bonheur, quant à lui, ne s’achète pas, et quand on le voit comme le résultat d’un travail, ce laborieux bonheur mérite-t-il encore son nom? Comme le dit avec élégance l’écrivain Pascal Bruckner, le mieux à faire, question bonheur, est de ne pas le rechercher, de ne pas le refuser, de ne pas le retenir.

Séduire ou entrer en empathie avec l’autre

Abandonner toutes ces croyances est en fait extraordinairement reposant. Lorsque l’on cesse de considérer l’existence comme une course d’obstacles avec le bonheur comme premier prix, on a alors le temps de flâner, le nez au vent, et de tisser avec ses semblables des liens qui, sait-on jamais?, feront peut-être notre bonheur.
Ces relations interpersonnelles se construisent selon deux modalités très différentes: dans la première, la communication est fondée sur la séduction. Séduire, c’est fasciner, avoir de l’empire sur l’autre, du pouvoir. Toute séduction est donc violente par nature, puisqu’elle consiste à s’imposer à l’autre. La séduction est un jeu, souvent dangereux, et ô combien excitant ! De la séduction naît parfois le désir, qui autorise les rapports sexuels.
On a tendance à croire, aujourd’hui, que les relations de séduction nécessitent une plastique parfaite. Mais, s’il est vrai que la beauté constitue une aide pour entrer en relation, ne retombons pas dans le piège esthétisant dénoncé plus haut. En fait, ce qui permet de séduire, c’est la présence d’un individu. La beauté y aide, mais la laideur tout autant. Pour séduire, il convient de se faire plus dense, plus intense, et pour cela de mettre en scène ce que l’on est, qui que l’on soit. Bien des personnes obèses et fières de l’être se révèlent de grands séducteurs, de grandes séductrices, ce qui n’est pas le cas des obèses honteux.
Le second mode de communication consiste en une relation empathique, où l’on comprend les sentiments et les pensées de l’autre, ce qui permet de donner quelque chose de soi. Lorsque l’empathie est réciproque, on partage une intimité, on est amis dans la durée. Si l’apparence corporelle joue un rôle moindre dans ce mode relationnel, ce qui risque de l’entraver, c’est le désamour que l’obèse a vis-à-vis de lui-même, qu’il s’efforce en général de dissimuler tant bien que mal. Là encore, ce n’est pas l’obésité qui pose problème, mais la honte et la culpabilité qu’elle engendre. Les gros qui s’aiment sont aimables plus aisément.
Ces deux modes de communication, la séduction et l’empathie, sont concurrentiels: il n’est guère possible de les mener à bien dans le même moment. Ce qui n’empêche pas de les alterner et de faire prendre ainsi la vinaigrette du sentiment amoureux. Tout cela me conduit à une conclusion d’un optimisme tempéré: même si l’on n’est ni aussi riche, ni aussi jeune, ni aussi beau, ni aussi talentueux, ni aussi mince qu’on le voudrait, rien de cela n’empêche que l’on établisse avec les autres des relations amicales et amoureuses, qui peuvent faire son bonheur et celui des autres. Il faut pour cela considérer les gens pour ce qu’ils sont, et être soi-même avec conviction, ce qui n’est pas une si mince affaire…

Bon à savoir

Si environ trois quarts des personnes qui commencent un régime perdent du poids dans les six premiers mois, les neuf dixièmes l’auront repris voire auront grossi plus qu’elles n’auront maigri si on considère une période de quatre à cinq ans.

Bon à savoir

Nous ne sommes pas responsables de notre apparence corporelle, qui tient en très grande partie à notre héritage génétique. Certes, nous avons davantage de libre arbitre concernant notre mode de vie et notre plus ou moins grande sédentarité. Nous ne restons pas jeunes toute notre vie, ni en permanence dans une forme éblouissante, et il arrive que nous soyons malades, sans que qui que ce soit puisse en être tenu pour responsable.

Publié par Association GROS le sam 05/03/2011 - 12:46