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Comportement alimentaire: la nouvelle approche des nutritionnistes

Docteur Jean-Philippe ZERMATI, médecin nutritionniste

UN MODELE BIOPSYCHOSENSORIEL DE L’OBESITE ET DU COMPORTEMENT ALIMENTAIRE

De nouvelles perspectives sont récemment apparues dans la prise en charge de l’obésité et des troubles des conduites alimentaires. Depuis 30 ans, les connaissances dans les domaines de la neurophysiologie et la neuropsychologie se sont considérablement enrichies. Elles nous ont apporté à la fois une nouvelle compréhension de cette maladie ainsi que de nouveaux espoirs dans le traitement d’un problème qui se caractérise par la mise en échec de la plupart des techniques actuelles, qu’elles soient diététiques, psychologiques ou pharmacologiques.

Il est possible à partir de ces connaissances récentes d’envisager l’obésité comme le résultat d’un Trouble de la Régulation des Apports Caloriques, un TRAC. Dans lequel un individu serait devenu incapable d’adapter sa consommation alimentaire à sa dépense énergétique. Car nous savons, aujourd’hui, que les apports alimentaires sont régulés tant sur un plan quantitatif que qualitatif, d’une manière extrêmement précise. Le développement de ces nouvelles disciplines nous permet d’envisager l’obésité suivant un modèle bio-psycho-sensoriel que nous allons exposer dans cet article. Le terme bio-psycho-sensoriel utilisé ici signifie simplement que le modèle explicatif de l’obésité que nous allons décrire intègre les dimensions biologiques, psychologiques et sensorielles du comportement alimentaire. Il s’appuie essentiellement sur les processus de régulation du poids qui permettent à l’individu en bonne santé de maintenir son poids d’équilibre.

I. Les apports caloriques sont régulés

Imaginons une personne dont l’organisme dépenserait en moyenne 2 500 calories par jour et dont le poids serait stable. Que pourrait-on déduire de ses apports alimentaires ? Pour la totalité des nutritionnistes et des scientifiques, il va de soi que les apports caloriques de cette personne se situent à un niveau strictement égal à celui de ses dépenses et qu’elle consomme donc 2 500 calories en moyenne chaque jour. Il est, en effet, aujourd’hui parfaitement admis par l’ensemble de la communauté médicale, sans plus aucune contestation, que la prise de poids, et l’obésité, résulte d’un déséquilibre de la balance énergétique. D’une manière ou d’une autre, la personne qui consomme plus de calories qu’elle ne peut en dépenser, accumule un surpoids qui se constitue sous forme de graisses. Et ceci, quelle que soit la nature des calories consommées en excès, protéines, glucides ou lipides. Tout excès ayant la fâcheuse conséquence de toujours entraîner une augmentation des réserves adipeuses.

Ainsi, comme l’a montré un nutritionniste malicieux, si cette personne se trompe et augmente seulement de 1 % sa consommation calorique, soit 25 calories de plus tous les jours, son poids augmentera de 9 kg en 10 ans ! Pour réaliser l’insignifiance de ce petit écart, rappelons que 25 calories ne représentent qu’un malheureux carré de sucre dans le petit noir du matin ou 100 g de haricots verts. Or nous connaissons tous des personnes qui n’ont pas pris 9 kg de graisses tous les 10 ans. Si, pendant toutes ces années, ces individus sont parvenus à maintenir leur poids, nous pouvons logiquement en déduire qu’ils n’ont donc pas commis cette minuscule erreur. Comment diable ont-ils bien pu s’y prendre ? Comment ont-ils réussi toute leur vie durant à ne jamais se tromper de même 25 calories, un simple petit sucre tous les jours ?

Ces personnes connaissent-elles le niveau de leurs dépenses énergétiques ? Sûrement pas, il n’existe aucun moyen simple de le mesurer. Seules quelques machines existent en Europe. Se pourrait-il alors qu’elles connaissent le niveau de leurs apports alimentaires ? Sûrement pas, non plus. Pour y parvenir, il faudrait que ces personnes disposent en permanence d’une balance pour peser au gramme près tous leurs aliments. Une petite erreur sur un gramme d’huile dans l’assaisonnement d’une salade modifierait déjà le calcul de 9 calories. Ensuite, il faudrait qu’elles puissent également disposer d’une table de composition des aliments parfaite de précision. Mais encore faudra-t-il qu’elles interrogent leurs amis, les restaurateurs, leurs commerçants... sur la composition exacte des plats qu’on leur propose. Sur ce point encore, comment savoir si la composition de la tranche de jambon que leur a vendues le charcutier correspond bien à celle dont on parle dans les tables. En 1998, les agriculteurs annonçaient que la récolte de mirabelles était 15 % plus sucrée que celle des années précédentes. Tout cela ne peut, bien entendu, jamais figurer dans les tables de composition des aliments. Il faut donc bien admettre qu’il ne sera jamais possible à personne de connaître à 1 % près le niveau énergétique de ses apports caloriques.

Alors ? Comment font-ils ? Ils ne savent ni ce qu’ils dépensent ni ce qu’ils consomment et pourtant ils ajustent, en moyenne et sans jamais se tromper, leur consommation alimentaire à leurs dépenses énergétiques. Quel est donc ce mystérieux secret ?

Eh bien, c’est tout simplement qu’ils se laissent guider par leurs sensations alimentaires. Les seules informations dont ces personnes disposent ne sont rien d’autre que la connaissance de leur faim et de leur satiété. " Ai-je faim et ai-je assez mangé ? " Rien d’autre. Grâce à quoi elles savent toujours quelles quantités de nourriture leur sont nécessaires.

Les sensations alimentaires expriment, en effet, d’une manière extrêmement précise les besoins de l’organisme. Par exemple, quand le corps se trouve en panne de carburant, cette dernière entraîne une hypoglycémie. Celle-ci s’exprime par une sensation de faim. L’individu se met alors en quête de nourriture. En mangeant, il corrige l’hypoglycémie et reconstitue de manière parfaitement adéquate ses réserves de nutriments.

Cependant ce ne sont pas les signaux émis par l’organisme qui nous font agir mais les signaux tels que nous les percevons. Ainsi nous avons vu que la vraie faim correspondait à une hypoglycémie. Mais, en réalité, il existe quantité de phénomènes que nous pouvons interpréter comme de la faim. Nous pouvons, par exemple, la confondre avec une simple envie, avec la fatigue, avec l’anxiété, la colère ou toute autre émotion. Toutes choses qui nous feront manger et que nous confondrons avec la faim. Dès lors si les signaux que nous percevons ne correspondent plus aux signaux qui ont réellement été émis par l’organisme, l’adéquation entre la consommation alimentaire et la dépense énergétique ne peut plus s’effectuer et la stabilité pondérale n’est plus garantie. L’individu peut alors tout aussi bien grossir ou maigrir.

Ainsi se dessine sous nos yeux un nouveau modèle de l’obésité. L’obésité ne serait alors plus liée à des apports trop riches en ceci ou cela, à la sédentarité, à la destructuration des repas, à la télévision, à l’absence de petit déjeuner... Mais tout simplement à des apports excessifs par rapport aux dépenses énergétiques. L’individu obèse serait tout simplement devenu incapable d’évaluer ses besoins et d’ajuster de manière adéquate sa consommation alimentaire à ses besoins physiologiques, plus simplement à sa dépense énergétique. Dans ce modèle, l’obésité serait donc la conséquence d’un Trouble de la Régulation des Apports Caloriques, un TRAC, qui entraînerait une surconsommation calorique et donc un surpoids.

L’utilisation du modèle bio-psycho-sensoriel ouvre des perspectives entièrement nouvelles dans la compréhension et le traitement de l’obésité. En s’appuyant sur la correction de ces TRAC, il permet de concevoir une approche thérapeutique radicalement différente de la conception diététique classique.

La génétique propose

Si l’on imagine que les sensations alimentaires renseignent l’individu sur ses besoins physiologiques, on peut donc supposer qu’en se laissant guider par elles, le sujet atteindra un poids que l’on pourrait considérer comme son poids d’équilibre. Les nutritionnistes le désignent également sous les termes de set-point ou valeur de consigne. Il pourrait se définir comme le poids que maintiendrait un individu qui consommerait une quantité de calories correspondant strictement à sa dépense énergétique. Il est bien entendu que ce poids d’équilibre serait lui-même l’expression de facteurs génétiques personnels. Ainsi certaines personnes seraient génétiquement déterminées pour avoir une faible ou une forte corpulence. Par exemple, les individus présentant une maigreur constitutionnelle possèdent un organisme très dispendieux et sont souvent obligés de consommer de grandes quantités de nourriture pour maintenir un poids inférieur aux normes médicales (BMI < 20). À l’opposé, d’autres individus possèdent un organisme très économe et peuvent se contenter de faibles quantités de nourritures pour maintenir un poids normal (BMI compris entre 20 et 25) ou même supérieur aux normes médicales généralement admises (BMI > 25). Les généticiens pensent aujourd’hui que certaines personnes sont génétiquement déterminées pour être obèses. Malheureusement, nous devons le reconnaître, à l’heure actuelle, la médecine ne sait toujours pas résoudre le problème de ces personnes.

Nous devons donc considérer que ce poids d’équilibre peut être sensiblement différent du poids médicalement souhaitable. Il faut cependant rappeler que les normes médicales sont définies de manière statistique et qu’elles n’impliquent pas obligatoirement un risque à un niveau individuel. Si, à l’échelle d’une population, un BMI supérieur à 25 expose statistiquement à un risque de maladie, rien ne permet d’affirmer qu’un individu en particulier, dont le BMI serait de 27, rencontre à coup sûr un problème de santé. Ce qui est vrai pour une population ne l’est plus à l’échelle d’un individu.

Naturellement ce poids de consigne ne sera pas non plus obligatoirement le poids que la personne considérera comme son poids idéal, il faut dire qu’il est souvent si bas ! Il peut, bien entendu, se situer au-dessus, voire très au-dessus, du poids socialement et esthétiquement idéal. Mais il en est ainsi des autres caractéristiques morphologiques pour lesquelles nous avons moins la possibilité de nous maltraiter. Il ne viendrait à personne l’idée de s’agrandir en pratiquant des allongements forcés pour rejoindre la taille des top models.

Dès lors que s’introduirait un TRAC dans l’équation énergétique, l’individu, soumis à une surconsommation alimentaire, s’exposerait à prendre du poids. Le processus n’est pourtant pas inéluctable dans la mesure où il existe des mécanismes d’adaptation qui permettent à l’organisme de faire face pendant un certain temps à une augmentation même importante des apports caloriques. Dans une célèbre expérience, on a obligé pendant plusieurs semaines des volontaires à manger 1000 calories de plus que leur ration habituelle. Certains ont grossi, mais d’autres ont réussi à maintenir leur poids. On sait aujourd’hui qu’ils y parviennent grâce à l’efficacité de leurs processus d’adaptation physiques et métaboliques. Les chercheurs ont découvert que ces sujets brûlaient ce surcroît de calories en augmentant leur activité physique " inconsciente ". Ce que les chercheurs ont nommé le " gigotage ". En multipliant les petits gestes de la vie quotidienne, les sujets augmentent à leur insu leurs dépenses énergétiques et brûlent les calories excédentaires. Il ne fait pas de doute qu’en maintenant cette contrainte pendant plusieurs mois ou années, tous auraient fini par grossir, tout simplement par usure de leurs capacités adaptatives. Nous savons que ces compétences métaboliques ne sont pas également distribuées chez tous les individus. Chez certains elles sont très faibles, voire inexistantes, les exposant à prendre facilement du poids lorsqu’ils consomment de la nourriture en excès. Mais nous verrons qu’il existe encore d’autres moyens de régulation.

Il semble donc que le poids d’un individu soit génétiquement déterminé mais qu’il lui soit cependant possible de s’en écarter en forçant son set-point. Néanmoins quand le poids s’abaisse ou s’élève, l’organisme agirait spontanément en mettant en action des mécanismes de défense destinés à ramener le poids à sa valeur d ‘équilibre. Un peu comme un élastique sur lequel on tirerait et qui reprendrait dès qu’il le pourrait sa position de repos. C’est ainsi qu’en dessous de la valeur de consigne, la faim augmenterait pour inciter le mangeur à augmenter ses apports énergétiques et reprendre du poids. Au-dessus, la faim au contraire diminuerait incitant par là même le mangeur à réduire ses apports énergétiques afin de reperdre du poids.

Cependant, dans l’obésité, puisque le sujet prend du poids, c’est sans doute que les choses ne se sont pas passées ainsi. Nous verrons plus loin comment le mangeur devient incapable de percevoir correctement les signaux qu’il reçoit ou, quand il les reçoit, de parvenir à en tenir compte. D’autre part, plusieurs observations laissent aujourd’hui penser qu’avec la pratique répétée des régimes entraînant au cours de la vie de nombreuses fluctuations pondérales le niveau du poids d’équilibre s’élève. Et rend de plus en plus difficile la possibilité d’un retour en arrière. C’est ce qui a été décrit sous l’appellation du syndrome yoyo. Il semble également, dans les cas d’obésité ancienne, que le niveau du poids d’équilibre soit capable de s’élever avec le temps. La personne, tout en mangeant une quantité de nourriture équivalente à ses dépenses, maintient un nouveau poids supérieur à celui des années précédentes.

II. Les sensations alimentaires régulent les apports alimentaires

A - Le modèle est biologique
Les sensations alimentaires résultent elles-mêmes des différents systèmes de régulation présents dans l’organisme et faisant intervenir des neuromédiateurs tels que la leptine, la sérotonine, le CPK, le NPY... habituellement impliqués dans la gestion de l’état énergétique de l’organisme. C’est ainsi que les chercheurs ont récemment mis en évidence un gène, ce fameux " gène de l’obésité ", qui permet la synthèse de la leptine. Il s’agit d’une substance jouant un rôle déterminant dans la satiété. L’individu qui en est privé ne parvient pas à se rassasier, mange de grandes quantités de nourritures et devient obèse. Il s’agit cependant d’une anomalie exceptionnelle qui ne permet pas d’expliquer la fréquence de cette maladie. Tous ces neuromédiateurs jouent le rôle d’indicateurs renseignant l’organisme sur l’état de ses besoins, à la fois sur un plan quantitatif et qualitatif. Ils lui permettent de savoir à chaque instant de quels nutriments il a besoin et en quelles quantités. Et ainsi de maintenir son poids autour d’une valeur d’équilibre et de satisfaire ses besoins dans les différents nutriments qui lui sont nécessaires. Cependant l’individu n’a naturellement pas accès aux concentrations de ces différents neuromédiateurs et n’a donc pas directement accès aux indications qu’ils apportent. Il lui faut pour cela disposer d’une interface qui s’adressera à lui dans un langage compréhensible. Un peu comme l’interface graphique d’un ordinateur qui permet à l’utilisateur de déchiffrer les calculs de son microprocesseur. Pour le mangeur, l’interface qui lui permet d’avoir accès à ses besoins est constituée par les sensations alimentaires : la faim, l’alliesthésie négative et le rassasiement sensoriel spécifique. Ce sont elles qui le guident dans le choix de ses aliments et la gestion de leur quantité.

B - Le modèle est sensoriel.
La satisfaction quantitative et qualitative des besoins est conditionnée par trois mécanismes s’appuyant sur les sensations alimentaires.

1 - La fréquence des repas.
On commence généralement à manger, mais pas toujours, quand la faim, parfois l’envie, se font sentir. La faim est une sensation se manifestant par une gêne, un " creux " au niveau de l’estomac, voire une sensation douloureuse et pouvant s’accompagner d’une impression de faiblesse ou même de malaise général. Ce cortège de manifestations incite le mangeur à se mettre en quête de nourriture d’autant plus rapidement qu’elles sont intenses. " Avoir l’estomac dans les talons " illustre parfaitement bien la fébrilité de cette recherche. Cependant contrairement à ce que pensent beaucoup, la faim ne donne pas d’informations sur la quantité de nourriture que nous allons devoir ingérer mais seulement sur le délai qu’il nous est possible de tolérer avant de manger. Un individu qui a très faim se doit de manger dans un bref délai. Alors que celui qui a peu faim est encore capable d’attendre avant de manger. Avoir très faim ne signifie donc pas que nous devons manger beaucoup.

La faim apparaît quand les cellules du cerveau commencent à manquer de glucose. Elle se manifeste quand les aliments du repas précédent finissent d’être digérés et signale la nécessité de satisfaire un besoin global de nutriments énergétiques. L’homme affamé ne fait pas le difficile. Il a faim et pourrait manger " n’importe quoi ". Voilà d’ailleurs ce qui distingue la faim de l’appétit. L’appétit, lui, est sélectif. Il ne se satisfait que de ce qui calme une envie spécifique. Celui qui a envie d’une glace au citron n’acceptera pas qu’on lui propose à la place une bavette aux échalotes. Cette dernière aurait sans nul doute pu calmer sa faim mais assurément pas son appétit.

La fréquence des repas, quant à elle, est avant tout déterminée par des contraintes sociales. Le mangeur apprend à régler la taille de ses repas pour avoir faim à des heures socialement acceptables. Il sait, avec une assez bonne précision et par un apprentissage inconscient, quelle quantité de nourriture il lui faut prendre au petit-déjeuner pour ne pas avoir faim avant le déjeuner. Et quelle quantité de nourriture il lui faut prendre au déjeuner pour ne pas voir faim avant le dîner. C’est donc seulement par apprentissage puis un conditionnement que les mangeurs d’un même groupe social apprennent à voir faim à la même heure.

2. La taille des repas.
La faim nous dit que nous devons commencer à manger mais il nous faut également posséder un moyen de savoir quand nous arrêter de manger. Alors équipés de ces deux informations, un signal de début et un signal de fin, nous sommes capables de régler les quantités d’aliments que nous ingérons. Nous disposons pour y parvenir de plusieurs systèmes qui nous incitent à interrompre nos repas. Les deux premiers sont sensoriels, le dernier est mécanique.

— Les deux systèmes sensoriels. La disparition du plaisir gustatif entraîne l’arrêt de la consommation de l’aliment et résulte de la combinaison de deux processus : l’alliesthésie alimentaire négative et le rassasiement sensoriel spécifique. Le cerveau, grâce à toutes les informations produites par la stimulation de nos sens, identifie l’aliment. Si ce dernier est connu, sa composition aura été apprise et mémorisée lors d’expériences précédentes. Le cerveau peut alors, dans son langage, nous faire savoir quelle quantité il faut en consommer pour satisfaire nos besoins. Il nous le dit par la décroissance du plaisir gustatif que nous éprouvons à sa consommation. Tant qu’il y a du plaisir gustatif, il faut continuer à remplir les réservoirs. Quand le plaisir gustatif a disparu, les réservoirs sont pleins, il faut s’arrêter. Aller au-delà de l’extinction du plaisir gustatif, c’est manger plus que ses besoins et donc manger trop et prendre du poids. C’est donc la modulation du plaisir qui guidera l’individu dans l’ajustement des quantités qui lui sont nécessaires. Cependant, pour traiter les informations qu’il reçoit et nous faire connaître ses conclusions le cerveau a besoin d’un certain délai. L’alliesthésie alimentaire négative est un phénomène lent qui prend une vingtaine de minutes avant de se mettre en place, il est donc souvent peu utile au cours du repas. En revanche, le rassasiement sensoriel spécifique se met en route très rapidement après seulement quelques secondes et nous permet donc de moduler nos consommations même lors de repas très courts. Il est donc faux de dire qu’il est nécessaire d’attendre 20 minutes avant de savoir si l’on est rassasié. Et, heureusement d’ailleurs, car en France la durée moyenne d’un repas est de 17 minutes. Nous serions tous sortis de table avant même de savoir si nous avons assez mangé !
Ce processus dynamique de diminution du plaisir correspond au phénomène de rassasiement. Tandis que l’extinction du plaisir correspond à l’état de satiété.

— Le système mécanique. Ce dernier est représenté par la distension gastrique. Le volume des aliments distend les parois de l’estomac et entraîne une sensation confortable de plénitude. Au-delà, la poursuite du repas deviendrait pénible. Une sensation désagréable de lourdeur s’emparerait de nous et pourrait même se transformer en douleur. On voit que ce mécanisme est très rudimentaire et peu précis. Il intervient souvent trop tard alors que les besoins sont déjà comblés. De plus, s’il s’avère utile pour des aliments à faible densité calorique, tels que les légumes, il ne présente cependant plus aucun intérêt pour des aliments à forte densité calorique, tels que le foie gras ou le chocolat.

Ces trois systèmes vont permettre à l’individu de maintenir l’équilibre de sa balance énergétique en consommant une quantité de nourriture correspondant strictement à sa dépense énergétique et ceci quelles que soient les variations de cette dernière. Cette compétence physiologique a été démontrée aussi bien chez l’animal que chez l’humain. Quand on diminue par 2 la densité des boulettes de nourriture habituellement distribuées au rat de laboratoire, ce dernier, après quelques apprentissages, réagit en multipliant par 2 sa quantité de nourriture, de façon à maintenir une quantité de calories appropriée à la couverture de ses besoins énergétiques. Les premières expériences sur l’humain sont plus récentes et ont été conduites par Birch et Deysher, en 1985, sur des enfants de 3 à 5 ans. On donne avant un repas une crème dessert soit très calorique aromatisée à l’abricot, soit une crème dessert peu calorique aromatisée à la fraise. On voit que les enfants réduisent leur repas après la crème à l’abricot et mangent plus après la crème à la fraise. Dans les deux groupes, la somme calorique de la crème dessert et du repas restant à peu près identique. Puis après 6 jours, on inverse les saveurs : la crème à l’abricot devient peu calorique et la crème à la fraise très calorique. Après quelques essais, qui leur permettent d’analyser inconsciemment la nouvelle valeur énergétique des crèmes dessert, les enfants modifient la taille de leur repas et se mettent à manger moins après la crème à la fraise et plus après la crème à l’abricot. Ils ont adapté leur consommation afin de maintenir un apport calorique correspondant à leurs besoins. Si les animaux et les enfants paraissent être de très bons régulateurs, les psychologues Herman et Polivy ont bien montré, qu’à l’opposé, les personnes qui restreignaient leur alimentation pour s’empêcher de grossir, devenaient, elles, de très mauvais régulateurs ne sachant plus adapter la taille de leurs repas à l’état de leurs besoins. L’estimation des justes quantités devenant pour elles de plus en plus imprécise et s’opposant à une bonne régulation pondérale.

3. Le choix des aliments.
Une fois la faim déclarée, il faut décider de ce que l’on va manger et satisfaire ainsi ses appétits : que vais-je manger ? quel plat me ferait plaisir ? C’est en effet le plaisir gustatif qui va guider le mangeur dans son choix. Il se dirigera vers le plat qui lui procurera le plus grand plaisir gustatif et qui correspondra sans qu’il s’en rende compte à celui qui comblera le mieux les besoins de son corps. Sans qu’il le sache, à cet instant, ce qu’il désire le plus c’est précisément l’aliment que son corps lui réclame. Son désir et son plaisir prochain seront d’autant plus intenses que son besoin sera important. À l’inverse, s’il vient de faire une cure de spaghettis, il est probable que tout aliment riche en sucres lents n’éveillera que très faiblement son désir et qu’il éprouvera peu de plaisir à en manger.

Habituellement, dès qu’il commence à manger, le sujet ressent du plaisir. À la fois parce qu’il soulage sa sensation désagréable de faim et parce que le plat qu’il a choisi stimule agréablement ses papilles. Puis, au fil de sa consommation, le plaisir gustatif décroît jusqu’à disparaître. C’est alors qu’il décide de choisir un second plat qui a son tour lui procurera un grand plaisir gustatif car il correspondra à la satisfaction d’un besoin différent. Une fois ce besoin satisfait, le plaisir, encore une fois, s’éteindra. Quand le mangeur aura satisfait l’ensemble de ses appétits, et donc de ses besoins, il aura atteint l’état de satiété, l’état de non-faim. S’il se force à poursuivre, il peut même ressentir une gêne digestive voire des douleurs et des nausées. Il faut enfin souligner que l’existence de ces appétits spécifiques est en parfaite adéquation avec notre statut d’omnivore qui nous impose de diversifier notre alimentation.

En fonction de ses besoins, l’organisme va donc apprendre à sélectionner des aliments. Et de même façon que les apports alimentaires sont régulés sur le plan quantitatif, ils le seront également, là encore grâce aux sensations alimentaires, sur le plan qualitatif. À ce titre, certaines expériences menées sur les animaux sont tout à fait édifiantes.

Si l’on soumet des rats à un régime carencé en protéines, spontanément, par la suite, quand ils auront le choix, ils se dirigeront vers des aliments leur apportant des protéines. La même expérience peut être répétée en infligeant des carences beaucoup plus spécifiques en un acide aminé, une vitamine ou un sel minéral. L’animal prend du plaisir et trouve bon les aliments qui lui apportent le nutriment qui lui fait défaut. Chose importante, son goût pour cet aliment persistera bien au-delà de la réparation de cette carence. On a ainsi créé durablement une préférence alimentaire. Il a même été possible, grâce à des protocoles de conditionnement, de transformer des aversions en préférences. Par exemple, les animaux détestent tous l’eau acide et préfèrent naturellement l’eau pure. Après consommation d’un régime carencé en zinc, ils finissent tous par préférer l’eau acide si celle-ci leur apporte le zinc qui leur manque. De la même manière, chez l’homme qui présente une insuffisance surrénale, on constate une attirance étonnante pour la réglisse. Ce produit contient des substances qui corrigent les troubles dont souffrent ces personnes. Celles-ci ressentent alors un grand plaisir à consommer des aliments pour lesquels elles pouvaient n’avoir jusqu’alors qu’indifférence. Soudainement, la réglisse deviendra pour eux un aliment recherché et qui aura " bon goût ". De même, au cours d’un régime hypoglucidique, pouvons-nous décider de nous priver pendant plusieurs semaines de manger des féculents. Si soudainement on nous présente un délicieux plat de pâtes, à sa simple vue nous éprouverons un plaisir intense. Et nous en consommerons aussi longtemps que ce plaisir sera ressenti. Par ce message, le cerveau nous fait savoir que notre organisme est en état de manque et que nous devons reconstituer les stocks de glucides épuisés.

À l’opposé, il est aussi possible d’inverser une préférence si la consommation de l’aliment n’apporte plus ce que l’on en attend. Ainsi, chez les animaux, le goût inné pour le sucré ne se maintient que s’il correspond à un apport d’énergie. En remplaçant le sucre par de la saccharine, on assiste progressivement à une extinction du goût pour le sucré. L’animal finit par se désintéresser de ce type d’aliments s’il apprend qu’il ne lui permet plus de satisfaire ses besoins.

4. C’est le goût qui permet la régulation.
Bien évidemment, un aliment ne se caractérise pas pour nous par sa composition nutritionnelle. Nous sommes bien incapables d’en connaître sa composition précise. En revanche, il possède un goût. Il faut naturellement entendre ce terme dans son acceptation la plus large, faisant intervenir la totalité des sens qui permettront son identification ainsi que la valeur affective et symbolique que nous lui affectons. La vue nous renseigne sur son aspect, l’audition et les récepteurs mécaniques sur sa consistance, les récepteurs gustatifs sur sa saveur, les récepteurs olfactifs sur son odeur, les récepteurs thermiques sur sa température,... Au bout du compte, nous sommes capables d’en dresser une véritable image sensorielle. La tomate, par exemple, devient un aliment rouge et rond, craquant à l’extérieur, mou à l’intérieur, comportant de petites particules plus dures, discrètement sucré, etc. Chaque aliment possède ainsi une sorte de carte d’identité sur laquelle sont consignés tous les effets qu’il produit à nos sens. Mais pour notre cerveau, chaque image sensorielle est associée à une autre image, biologique cette fois. Grâce à tous les sens, stimulés par la présence de l’aliment, le cerveau peut le reconnaître et l’associer à sa composition nutritionnelle. Celle-ci a été apprise lors des ingestions précédentes. L’organisme possède une mémoire dans laquelle il a enregistré qu’un aliment rouge, rond, discrètement sucré, craquant à l’extérieur, mou à l’intérieur, et comprenant des petites particules dures, apporte beaucoup d’eau, de petites quantités de glucides, de vitamines et de minéraux. Inconsciemment, nous connaissons la composition exacte de cet aliment. Nous l’avons expérimenté au cours des ingestions précédantes et mémorisé à la manière d’une table de composition des aliments. Bref, nous avons appris et sommes désormais capables de l’identifier et savoir inconsciemment ce qu’il contient. Grâce à cela, nous serons aussi capables de savoir combien il nous faut en manger.

III - Les troubles de la régulation des apports caloriques : les TRAC

Cependant cette régulation très efficace des apports alimentaires est remarquablement fragile et influençable par de nombreux " agents dérégulateurs " qui auront pour conséquence d’entraîner un Trouble de la Régulation des Apports Caloriques, un TRAC. Cette régulation semble finalement très opérationnelle chez l’animal et les jeunes enfants, mais paraît se détériorer chez certains adultes qui deviendraient ainsi de " mauvais régulateurs ". Ces derniers, sous l’emprise des agents dérégulateurs, seraient devenus incapables de percevoir correctement leurs sensations alimentaires ou ne seraient plus en mesure d’en tenir compte. S’exerçant sur un terrain génétiquement prédisposé, l’augmentation des apports caloriques qui en résulte entraînerait alors une augmentation de la masse grasse et éventuellement un surpoids ou même une obésité.

La cause de ces TRAC pourrait avoir différentes origines :

  • Biologique. Nous avons vu comment un déficit en neuromédiateurs pouvait entraîner un trouble de la satiété.
  • Sensoriel. On sait, par exemple, aujourd’hui que des changements trop rapides dans les modes d’alimentation empêchent l’individu de mémoriser correctement la composition des aliments. Lui faisant ainsi, en quelques sortes, perdre ses repères nutritionnels du fait d’une difficulté à mémoriser ses apprentissages alimentaires.
  • Psychologique. Des difficultés affectives ou relationnelles peuvent dans bien des occasions entraîner des surconsommations alimentaires. Comme cette jeune fille vivant au milieu d’une famille d’hommes minces, misogynes, détestant les grosses et qui ne trouve pas d’autres moyens d’attirer l’attention sur elle qu’en prenant du poids.
  • Cognitive. L’éducation, les traditions, la religion... peuvent perturber l’alimentation, le plus souvent d’ailleurs sans grandes conséquences. Les musulmans ne mangent pas de porc, mais parviennent très bien à s’en passer. Les végétariens ne mangent pas de viandes, mais peuvent très bien trouver des protéines dans d’autres aliments. En revanche, un végétalien qui refuse de manger tout produit d’origine animale ne parviendra pas à combler les carences que lui occasionnent ses croyances alimentaires. Il est cependant un domaine où les facteurs cognitifs semblent prendre, et je pèse mes mots, des proportions exceptionnellement dramatiques. Il s’agit de ce que les psychologues Herman et Polivy ont décrit sous le terme de restriction cognitive. Cet état serait, selon eux, largement induit par la pratique des régimes ou tout simplement par les préoccupations pondérales dont l’alimentation est l’objet dans nos sociétés d’abondance.

IV - LA RESTRICTION COGNITIVE

Cet état présente trois caractéristiques qui pourraient s’installer successivement dans le temps.

A - Les croyances remplacent les sensations alimentaires
Dans un premier temps, le sujet en difficulté avec son poids, cesse de s’en remettre à ses sensations alimentaires (faim, rassasiement, satiété) et confie, en quelques sortes, la direction de son comportement alimentaire à des processus mentaux, des croyances alimentaires. À ce stade, les sensations alimentaires sont correctement perçues, mais elles ne sont plus prises en compte. Le sujet mange en tenant compte de ce qu’il pense, s’en remettant ainsi à des indications extérieures à lui-même, au détriment de ses sensations qui expriment ses propres signaux internes. Les croyances les plus habituelles concernent la fréquence et la répartition des repas ainsi que celles obligeant ou interdisant la consommation de certains aliments, dans la perspective de perdre du poids.

Ces idées qui font grossir.
— Je dois faire trois repas par jour et ne pas manger entre les repas. Il est vrai qu’il est difficile pour le mangeur moderne d’échapper à cette croyance tant elle est rebattue par la presse et les nutritionnistes. Pourtant, chose étrange, plus aucun scientifique n’accorde aujourd’hui d’importance à la fréquence des repas dans le problème du poids. Les historiens savent très bien que les trois repas sont une invention récente qui n’existe que depuis le début de ce siècle. Pour l’historien J.L Flandrin : " les textes antérieurs au XIXe siècle, nous parlent tantôt de quatre repas quotidiens, tantôt de deux, voire même d’un seul vrai repas, mais rarement de trois ". Le fait remarquable de notre époque est donc qu’elle semble bien avoir imposé une norme unique, celle des trois repas du matin, de midi et du soir, à la place de la grande diversité des pratiques qui prévalait jusque-là. Les sociologues, qui étudient le comportement alimentaire des français aujourd’hui, savent que très peu de personnes ne mangent que trois fois par jour, seulement 17 à 20 % de la population. La plupart font quatre, cinq, six prises alimentaires dans la journée. Par conséquent, ils s’interrogent souvent sur la nécessité d’obliger 80 % des français à manger comme les seuls 20 % qui seraient jugés diététiquement corrects. Enfin, les physiologistes ont étudié le rôle du fractionnement des repas sur la perte de poids. Ils ont pour cela observé, chez des volontaires obèses, la différence entre des régimes de niveau calorique équivalent, répartis d'un jusqu'à dix-sept repas par jour. Ils n’ont constaté aucune influence du nombre de repas sur la perte de poids. La plupart des arguments qui imposeraient l’obligation de manger même en l’absence de faim repose sur l’idée étonnante que le corps se venge s’il est privé. Ce qui aboutit à l’étrange comportement de manger parfois sans faim pour éviter de manger en ayant faim ! Il n’est pas rare de rencontrer des patients qui, pour respecter cette croyance, s’obligent à prendre sans faim un copieux petit déjeuner alors qu’ils ont fait la veille un dîner de fêtes. Ils décident délibérément de passer outre les signaux qui leur indiquent qu’ils ne devraient pas manger. Dans tous les cas, retenons qu’il est tout fait possible de maigrir en répartissant son alimentation sur deux, quatre, cinq ou six prises alimentaires par jour. C’est-à-dire en ne prenant pas de petit déjeuner ou en s’ajoutant des collations.

— Je dois faire un gros petit déjeuner et alléger mon repas du soir. On nous dit bien souvent qu’il est plus facile de maigrir en mangeant davantage au déjeuner qu’au dîner. Certaines recherches semblent d’ailleurs bien le confirmer. Ainsi, les enfants obèses mangent moins le matin et davantage l’après-midi et en soirée, que les enfants minces. Ces études statistiques qui établissent une relation entre un comportement et une maladie n’affirment pas, en revanche, qu’il existe là un lien de causalité. Rien ne dit, en effet, que ces enfants sont obèses parce qu’ils ne mangent pas le matin. Peut-être, n’ont-ils tout simplement pas faim parce qu’ils mangent trop le soir. Dans ce cas, les obliger à prendre un petit-déjeuner reviendrait simplement à leur demander de manger encore plus. Malheureusement, ce type d’études a conduit certains spécialistes à vouloir imposer à tous la prise d’un petit-déjeuner consistant et d’un dîner léger. L’inconvénient de cette nouvelle mesure que l’on souhaiterait nous imposer, est qu’elle va à l’encontre de toute la vie sociale de nos contemporains. De nos jours, le déjeuner devient le plus souvent un repas " fonctionnel ", il est pris rapidement, parfois seul, parfois dans le stress et se prolonge par un après-midi de travail. Pas question donc d’être alourdi et de dépenser son énergie à digérer. Quant au dîner, il reste souvent le seul repas familial de la journée, il correspond aussi à un moment de détente et de décompression après la journée de travail. La famille se retrouve et apprécie de partager ce moment et ce repas.

Par ailleurs, deux études récentes apportent des conclusions opposées. Ainsi, des chercheurs ont observé les populations qui jeûnaient pendant le mois de Ramadan. Ces personnes mangent en un seul repas nocturne l’équivalent de ce qu’elles mangent habituellement en trois repas répartis sur la journée, une véritable hérésie pour le diététiquement correct. La première étude, menée au Maroc, montre que le poids de ces personnes s’est maintenu à un niveau identique et la seconde, conduite en Israël, a même montré une légère diminution du poids. Quand des études produisent des résultats si contradictoires c’est que la vérité est loin d'être acquise. Dans le doute, le bon sens est de se laisser guider par ce que l’on ressent et de manger au moment où la faim nous l’indique. On peut donc très bien maigrir en prenant un gros petit déjeuner ou en mangeant plus le soir qu’à midi. Les Espagnols qui ont l’habitude de manger beaucoup au cours d’un dîner tardif ne sont d’ailleurs pas plus gros que les Anglais qui ont l’habitude de prendre un copieux petit déjeuner. L’Angleterre est d’ailleurs le pays occidental où l’obésité a le plus augmenté dans ces 20 dernières années !

— Pour maigrir, je dois manger équilibré. Beaucoup de personnes ont fini par se convaincre qu’il suffisait ou qu’il était nécessaire de manger équilibré pour perdre du poids. Elles ont donc renoncé à leur manière de manger pour adopter l’idée que se font actuellement les scientifiques de l’alimentation équilibrée. Soulignons que leur conception de l’équilibre alimentaire a déjà changé six fois, seulement dans le dernier siècle et qu’il est peu probable qu’ils décident de s’en tenir là au siècle prochain. L’équilibre alimentaire, sur une très longue période, est une notion qualitative de l’alimentation qui, en fonction des connaissances contemporaines, donnent pour une population donnée des indications qui lui permettrait de se maintenir en bonne santé. Elle perd toute sa signification au niveau de l’individu. Mais surtout, manger équilibré ne fait pas maigrir. Bien des sujets obèses ont une nourriture équilibrée, mais en consomment des quantités bien supérieures à leurs besoins et entretiennent ainsi leur surpoids. À l’inverse, bien des minces ont une alimentation déséquilibrée mais, s’en remettant à leurs sensations alimentaires, n’en consomment que la quantité qui leur est nécessaire. Il n’est pas rare de voir certaines personnes s’obliger à finir leur repas pour atteindre cet équilibre alors même qu’elles n’ont plus faim. " Ce soir, je me serai bien contenté d’une soupe, mais j’ai ajouté une protéine et un laitage pour avoir un repas équilibré ". Et oui, Chère Madame, mais vous avez mangé sans faim et deux fois plus. Et demain matin, alors que vous n’aurez toujours pas faim, du fait de votre dîner trop important, vous prendrez tout de même votre petit-déjeuner. Car l’équilibre veut aussi que vous mangiez le matin.

— Manger certains aliments, même en petite quantité, fait grossir. Manger certains aliments, même en grande quantité, ne fait pas grossir. C’est sûrement l’idée la plus nuisible qui soit et partagée par le plus grand nombre de personnes. Je vous propose pour vous en convaincre de réaliser le petit test suivant. Voici deux menus différents :

Menu 1:

  • Salade de crudités avec sauce au yaourt
  • Poisson cuisiné au court-bouillon
  • Ratatouille sans huile
  • Yaourt à 0 %

Menu 2:

  • Salade de tomates
  • Poisson frit
  • Mousse au chocolat

Question 1 : de ces deux menus, quel est celui qui fait grossir et celui qui fait maigrir ?

Ajoutons maintenant une information supplémentaire : le niveau calorique de ces deux repas est de 750 Calories.

Question 2 : sachant que ces deux menus ont une teneur calorique identique mais une composition différente, le premier est préparé sans aucune matière grasse alors que le second contient davantage de graisses et de sucres, quel menu fait maigrir et quel menu fait grossir ?

À la première question, 100 % des personnes répondent que le menu 2 fait grossir. À la seconde question, 90 % des personnes continuent à soutenir que c’est le menu 2 qui fait grossir. En réalité, la bonne réponse à la première question était : "cela dépend des quantités". La bonne réponse à la seconde était : "ils sont identiques". Donc si l’un fait grossir, le second aussi ou si l’un fait maigrir le second aussi. Les réponses de ces personnes ne font finalement que confirmer ce qu’elles pensent des aliments. Elles démontrent qu’il existe pour eux des aliments qui ne feraient pas grossir, voire même feraient maigrir, et d’autres qui au contraire feraient grossir. Et cela pratiquement en dehors de toutes notions des quantités ingérées. Voyons quel comportement adoptera une personne qui tient ce raisonnement.

Si le premier menu ne fait pas grossir, voire même pour certains fait maigrir, je peux donc en manger sans grossir, et même, en théorie, en remanger et donc me resservir. Cependant, en me resservant, je n’ai plus 750 calories dans mon assiette mais plutôt 1000. Et je me comporte là, exactement comme si je pensais que 750 calories allaient produire sur mon corps le même résultat que 750. Ce qui n’est pas très rationnel. Au contraire, le second menu fait grossir car il contient des aliments qui font grossir, la friture et la mousse au chocolat. Manger ce type d’aliments expose quoi qu’il arrive à prendre du poids. Je me dis donc que si je n’en mange que 500 calories, je grossirai moins que si j’en mange 750 mais, à coup sûr, je grossirai quand même. Et je finis par dire que 500 calories parce qu’elles proviennent d’une mousse au chocolat me font plus grossir que 1000 calories qui proviendraient d’une ratatouille. Ce qui semble également assez peu rationnel.

Au bout du compte, il n’est pas surprenant qu’en se tenant des discours si irrationnels, la personne finisse par adopter des comportements tout aussi irrationnels. Au prise avec cette croyance "aliments autorisés/aliments interdits" la personne se met à manger sans rapport avec ses sensations alimentaires. Elle surconsomme, sans faim, les aliments autorisés et perd, parfois, le contrôle sur sa consommation d’aliments interdits qu’elle mange également sans faim.

B - Les sensations alimentaires ne sont plus perçues
Plus le sujet s’en remet à ses croyances, plus il perd le contact avec ses sensations alimentaires. À ce stade, la personne finit par ne plus pouvoir interpréter ce qu’elle ressent. La faim est confondue avec toute autre sensation ou émotion. La colère, la peine, la fatigue, le manque de sommeil peuvent être interprétée comme de la faim. Les sensations alimentaires sont masquées par un brouillard d’envie de manger et de peur de manquer. La faim et l’envie de manger n’ont plus aucune distinction. Une heure après un plantureux repas, la personne peut encore croire qu’elle a faim et se remettre à manger. Son discours donne alors une impression d’étrangeté : " - Vous avez mangé un yaourt à 0 % au milieu de l’après-midi, aviez-vous faim ? - Sûrement, puisque je l’ai mangé. - Vraiment ? - Non, finalement, je crois que j’avais envie d’un carré de chocolat. - Ce n’était donc pas de la faim mais de l’envie. - Peut-être bien ". Ou bien, " - Pourquoi mangez-vous ? - Parce qu’il est l’heure. - Mais avez-vous faim ? - Sûrement, puisqu’il est l’heure ". Même quand elle est certaine d’avoir faim, elle peut encore se tromper. Le rassasiement et la satiété lui causent encore plus de difficultés. Au cours du repas, elle ne sent pas qu’elle mange trop mais se dit, après coup, qu’elle a dû trop manger parce qu’elle se sent lourde. Ou bien, elle ne s’arrête pas de manger car elle se sent rassasiée mais parce qu’elle pense que c’est assez. " Je pense qu’il est raisonnable de s’arrêter là ". En réalité, elle est devenue incapable de distinguer l’assez mangé du trop mangé. " - Comment savez-vous que vous avez assez mangé ? - Parce que j’ai mangé les mêmes portions que les autres. - Mais avez-vous les mêmes besoins que les autres ? - Non mais je me suis dit que ce n’était pas trop ! ". Dans la plupart des cas, les mécanismes de rassasiement, alliesthésie alimentaire négative et rassasiement sensoriel spécifique, sont devenus inopérants et seul reste le mécanisme de la distension gastrique. Pour le mangeur, avoir assez mangé devient alors synonyme d’avoir le ventre plein. Certains finiront même par dire " je sais que j’ai assez mangé quand j’ai le ventre plein et que je ne peux plus rien avaler ". Les limites sensorielles n’existent plus. Il ne reste plus que les limites de la paroi de l’estomac... et les mentalisations de la personnes. Il est terrifiant de penser que certains spécialistes sont convaincus qu’une alimentation de faible densité calorique est une des meilleures garanties de la perte de poids. Ils ne font qu’aggraver le handicap de la personne, la privant davantage de se servir de ses sensations alimentaires et l’incitant à manger jusqu'à ce que son estomac l’implore d’arrêter.

C - Les consommations ne sont plus contrôlées que par les croyances
À ce stade, les sensations alimentaires ont disparu. Le sujet n’a plus de limites. Comme elles lui sont absolument nécessaires, il ne peut plus faire autrement que de s’en remettre effectivement à ses croyances puisqu’il ne lui reste rien autre. Son comportement alimentaire devient guidé par des mentalisations. Il se comporte comme il pense qu’il est bien de se comporter. Malheureusement face à la cacophonie diététique, certains se sentent si perdus au milieu de ces discours dans lesquels ils cherchent désespérément des repères, qu’ils avouent même ne plus savoir ce qu’ils doivent manger. " Dites-moi ce que je dois manger. Il faut aussi que vous me donniez des quantités et que je m’y tienne ". Les règles que l’on pourra leur donner apparaissent même comme un soulagement et les rassure : manger trois fois par jour, un légume, une viande, un laitage, ne prendre que 100 g de féculents, etc. Malheureusement, l’état de vigilance nécessaire pour manger en fonction de ses croyances sans tenir compte des sensations alimentaires ne supporte aucune faille. La moindre faille peut, en effet, aboutir à une perte de contrôle. Au cours de laquelle le sujet ne peut plus tenir compte de ses sensations alimentaires : " je me rends bien compte que je n’ai pas faim mais je mange quand même " ou " je me rends bien compte que je n’ai plus faim mais je ne m'arrête pas ". " Je n’avais plus faim, mais j’ai quand même mangé un deuxième yaourt " ou " j’avais envie d’un carré de chocolat mais j’ai fini toute la tablette ".

On conçoit facilement comment ces croyances erronées jouent leur rôle d’agents dérégulateurs. Même quand les sensations sont perçues ce sont les croyances qui seront prises en compte au détriment des sensations qui, elles, expriment les besoins de la personne. À un stade ultérieur, on peut considérer comme une complication, l’incapacité à percevoir les sensations. Le sujet au prise avec la croyance aliments interdits-aliments autorisés, s’oblige à consommer les aliments dont il pense qu’ils ne font pas grossir et renonce à la consommation de ceux dont il pense qu’ils font grossir. Très vite, son comportement devient dominé par ses envies qu’il identifie à ses besoins. La faim, avant le repas, est confondue avec l’envie de manger. Après le repas, s’il perçoit un manque, il devient incapable de dire s’il s’agit encore d’une faim ou d’une envie de manger. Son comportement alimentaire finit par s’organiser autour d’un sentiment permanent de peur de manquer. Les manifestations cliniques de cet état sont la peur de la faim, la surconsommation d’aliments autorisés ou interdits, la peur de la disparition des aliments.

D - La peur de manquer

— La peur de la faim
La personne redoute la confrontation avec la faim. Cette peur de la faim est souvent décrite par le patient comme une hypoglycémie occasionnant des malaises. Une investigation plus attentive révélera qu’il s’agit au contraire de manifestations d’anxiété pouvant parfois prendre la forme de véritables états de panique. Le sujet justifie sa peur d’une part par le risque qu’il encoure de transgresser ses croyances alimentaires (ne pas manger entre les repas, ne pas manger d’aliments interdits) et le fait que sa consommation d’aliments interdits se réalise bien souvent sur un mode compulsif. D’autre part, même s’il s’agit d’aliments autorisés, le sujet mange si fébrilement pour faire disparaître sa faim, qu’il ne perçoit plus le seuil de satiété et constate, après coup, qu’il a mangé bien souvent au-delà. Ces conséquences négatives jouent le rôle d’agents renforçateurs et confortent le sujet dans l’idée que la faim est réellement une sensation dangereuse qu’il se doit à tout prix d’éviter. Pour y parvenir, la personne adoptera diverses stratégies d’évitement : manger avant d’avoir faim, manger au-delà de la faim afin d’en retarder la réapparition. Elle se munira, entre les repas, d’aliments autorisés qui lui permettront de se sentir rassurée. Peur, états de panique, stratégies d’évitement, objets contra-phobiques, tous les symptômes sont réunis pour que, dans certains cas, l’on puisse parler d’une véritable phobie de la faim.

— Surconsommation des aliments autorisés et/ou interdits
Les effets de la croyances aliments interdits-aliments autorisés ne sont pas toujours faciles à percevoir. L’effet le plus visible est qu’elle conduit habituellement les personnes à supprimer certains aliments de leur alimentation. La consommation de ces derniers s’accompagne de reproches et de sentiments de culpabilité et s’effectue souvent sur un mode compulsif. L’effet moins facile à percevoir est que pour s’empêcher de manger ce qu’elles aiment, mais qu’elles s’interdisent, ces personnes n’hésitent pas à surconsommer des aliments dont elles pensent qu’ils ne font pas grossir. Aussi, les repas sont bien souvent composés de grandes quantités d’aliments " non grossissants " pour être ensuite suivis de compulsions portant sur les aliments " grossissants ". Par cette double conséquence, cette croyance devient une véritable machine à faire manger sans aucun rapport avec la faim. Les aliments autorisés ne sont pas surconsommés par faim mais pour se mettre à l’abri des envies d’aliments interdits. Quant aux aliments interdits, ce n’est pas davantage la faim qui en fait tant manger mais c’est parce qu’ils sont toujours mangés comme s’ils étaient les derniers.

— La peur de la disparition des aliments
Même une fois débarrassés de leur croyance aliments interdits, on constate que certains sujets parviennent difficilement à s’arrêter de manger alors même qu’ils savent qu’ils n’ont plus faim. Concrètement, ils se sentent incapables de renoncer à une partie de leur nourriture et ne peuvent s’empêcher de finir leur assiette. Il ne s’agit pas là d’un principe éducatif (" il est impoli de ne pas finir son assiette " ou " d’autres n’ont pas la chance de pouvoir manger à leur faim "). En réalité, ces sujets se comportent comme si la nourriture qu’ils n’ont plus sous les yeux allait disparaître. Ils la mangent comme s’ils devaient en faire des provisions. Ils anticipent la pénurie et se comportent comme s’ils mangeaient pour la dernière fois.

Voilà donc le "désarroi du mangeur moderne". Entouré de plus de nourriture qu’il n’en a jamais eu, il s’applique à manger rationnellement et scientifiquement pour se mettre à l’abri de nouvelles maladies qu’il ne connaissait pas. Ficelé dans un comportement normatif, statistiquement confectionné, il a fini par se perdre et ne plus rien savoir de lui-même tant il aspire à tout savoir de ce qui l’entoure. Et à tout attendre d’une science dont il espère qu’elle lui dira ce qu’il doit manger, et même en quelle quantité, pour le mettre à l’abri des nouveaux dangers qui le guettent. Aussi consternant que cela paraisse, au milieu de toute cette abondance alimentaire, son comportement est devenu dominé par l’envie de manger des nourritures interdites. Puis, quand il les mange, par la peur d’en manquer qui le pousse à manger plus qu’il n’en a besoin. Au point qu’il devient malade de ne plus pouvoir percevoir ses limites, celles qui séparent l’assez mangé du trop mangé. Or ce n’est pas en regardant son assiette qu’il pourra le savoir. La vraie bonne question que devrait se poser le mangeur n’est pas " que dois-je manger ? " Mais " qu’est-ce que je ressens ? ". Le modèle biopsychosensoriel propose donc une approche thérapeutique radicalement différente de l’approche diététique classique. Il s’appuie sur un travail de conscience de soi qui autorise à chacun à s’alimenter, loin des idées reçues, selon ses rythmes et sa personnalité unique de mangeur. Le but recherché sera de lui permettre de redécouvrir ses sensations alimentaires régulatrices qui lui permettront de retrouver son poids d’équilibre. Ce dernier, si, parfois, il ne correspond pas véritablement au poids idéal que souhaiterait atteindre la personne, constitue néanmoins un objectif réaliste qu’il est possible d’atteindre… et de maintenir. Dans la pratique, ces nouvelles approches nous conduisent à proposer une démarche thérapeutique qui s’appuiera sur les points suivants :

  1. Retrouver la perception des sensations alimentaires.
  2. Identifier tous les facteurs psychologiques qui empêchent le sujet de percevoir ses sensations alimentaires ou d’en tenir compte.
  3. Traiter la restriction cognitive.
  4. Prendre en charge les facteurs psychologiques dérégulateurs.
Publié par Association GROS le lun 28/02/2011 - 17:05