Aller au contenu principal

Nues et maigres font la une

Dr Annie Lacuisse-Chabot (médecin endocrinologue) Cécile Nathan-Tilloy (diplômée de Sciences-Po, Paris)

Étude présentée au symposium de l’Observatoire de l’harmonie alimentaire (OCHA) “Corps de femmes sous influence”, qui s’est tenu le 4 novembre 2003 à Paris

L’idéal minceur est entretenu et amplifié depuis une trentaine d’années par les médias, en particulier les magazines féminins. Inondées d’images de mannequins filiformes, les femmes se voient toujours trop grosses.
Depuis une vingtaine d’années, des jeunes filles ou jeunes femmes dont la silhouette semble strictement normale consultent pour maigrir. Ce phénomène, anecdotique dans les années 1980 et qualifié alors de «dys-morpho-pondéro-phobie», est devenu un phénomène de société. Il touche des filles de plus en plus jeunes, les premières “manœuvres de régime” commençant dès la classe de cinquième dans certains lycées parisiens.

La poupée Barbie comme modèle

Cela fait trente ans qu’est institué un “idéal minceur”, d’abord prôné par les magazines, puis par les médias en tout genre, et sans doute amplifié par le phénomène des top models. Cernées par des images de mannequins filiformes et de plus en plus dénudés, sur les kiosques, les panneaux publicitaires, les bus ou encore dans les couloirs de métro, les femmes se voient trop grosses. Pourtant, leurs silhouettes peuvent correspondre à la normalité classique de la femme occidentale. Les images de soi de la jeunesse féminine actuelle sont perturbées. Car celle-ci n’a vu, depuis son plus jeune âge, que des silhouettes d’une maigreur identifiée comme étant la norme.
L’un des modèles de cette génération est la poupée Barbie, qui contribue à normaliser cette maigreur.
Ce phénomène serait sans importance s’il n’entraînait, chez de nombreuses femmes, des mesures qui prennent l’allure d’un “syndrome de restriction chronique”. Pour désigner cet impérialisme de la minceur, on a pu employer le mot fort «tchador». Fatema Mernissi, sociologue marocaine, parle, quant à elle, de la « taille 38 de la femme occidentale, équivalent du port du voile pour les musulmanes ». C’est dire si le phénomène est important.
Le problème s’intensifiant ces dernières années, nous avons lancé avec sept étudiants de l’Institut d’études politiques de Paris une analyse des couvertures des magazines féminins de 1980 à nos jours pour voir si celles-ci incitaient à plus de maigreur, et ainsi à plus de demandes de restrictions. Nous avons aussi essayé de mettre en lumière une “distorsion de l’image de soi”, et de voir si elle était mesurable.
Il ressort de cette étude intéressante que le nombre de couvertures sur lesquelles les femmes sont dénudées (c’est-à-dire photographiées en sous-vêtements, en maillot de bain ou dans d’autres tenues dévoilant leur corps) a été considérable dès le début des années 1980 et n’a cessé d’augmenter.

Le sacre du ventre plat

Les tenues sont toujours plus légères ou suggestives : bodies, pantalons moulants, décolletés profonds ou encore tops laissant apparaître le ventre. Ce type de vêtements laisse deviner des filles minces, au ventre plat, aux salières plus ou moins creuses, mais toujours marquées.
Les numéros “d’hiver” ont progressivement disparu. Généralement, entre 1980 et 1983, ceux de septembre et d’avril affichaient des filles très habillées, voire emmitouflées, avec notamment des manteaux de fourrure, de grosses écharpes et des bonnets ou chapeaux, ce qui ne permettait pas d’apprécier leurs silhouettes.
Les années 1990 voient disparaître les épais manteaux, laissant la place aux robes du soir décolletées évoquant les fêtes de fin d’année. Par la suite, il n’est plus rare de voir des filles dénudées en octobre comme en février.
De plus en plus exposés, les corps sont aussi de plus en plus minces, voire maigres. Un phénomène surtout sensible entre 1999 et 2001, et en particulier dans quelques magazines comme Vital et 20 Ans. Dans le magazine de mode l’Officiel, les mannequins de haute couture étaient déjà extrêmement minces dès le début des années 1980. Le nombre des incitations au régime a augmenté de façon considérable dans 6 magazines féminins, passant de 17 régimes par an au cours de la période 1980-1982 à 60 régimes par an entre 1999 et 2001. Il faut toutefois noter quelques différences entre tous ces magazines. Si Elle et Top Santé multiplient ces incitations de manière continue, le mouvement est moins marqué du côté des autres magazines. Marie Claire est assez caractéristique, avec une augmentation des incitations au régime entre 1980 et 1982, puis entre 1990 et 1992, mais avec une diminution par la suite. Les messages de ce magazine sont même originaux : « Mangez pour être heureuse », « Arrêtons de maigrir » ou encore « Les rondeurs : les muscler, les assumer. » Mais il s’agit de messages particulièrement contradictoires avec les images de filles très minces qui figurent en couverture. Biba et Elle publient quant à eux chaque année des numéros spéciaux consacrés aux régimes. Leurs titres évoluent de façon significative : on passe, par exemple, de « Spécial minceur » à « Spécial maigrir ». Il faut noter qu’un magazine, Top Santé, incite particulièrement au régime avec, depuis le début de 2002, un article consacré à ce sujet dans chaque numéro !
L’étude sur les magazines menée par les étudiants de Sciences-Po a été complétée par une enquête auprès de la population féminine de cet établissement.

Attirées par l’image du mannequin anorexique

Le premier but du questionnaire visait à évaluer la sensibilité des jeunes femmes aux impacts visuels auxquels elles sont soumises de manière récurrente. Le second but était d’estimer l’ampleur des manœuvres de régime auxquelles ces jeunes femmes pouvaient se plier. Le questionnaire était construit autour de trois outils : tout d’abord, un test sur le BMI (pour Body Mass Index, ou indice de masse corporelle, IMC) ; ensuite, un test visuel sur une couverture de magazine ; enfin, des informations sur les manœuvres de régime réalisées par la jeune femme sondée. Les résultats de cette enquête, qui reposent sur 142 questionnaires traités, sont parfois inquiétants.
Quand on leur a présenté la photo d’un mannequin indéniablement anorexique, 39 % des étudiantes ne l’ont pas trouvé maigre, mais mince, voire normal. 18 % ont même avoué qu’elles aimeraient lui ressembler. Lorsqu’on leur a demandé si elles se trouvaient trop grosses, 49 % des sondées ont répondu par l’affirmative. Mais seules quatre d’entre elles avaient effectivement un problème de légère surcharge pondérale au sens médical. La plupart des jeunes femmes savaient qu’elles n’étaient pas “trop grosses” médicalement parlant, mais qu’elles se considéraient ainsi sur le plan esthétique. De manière plus générale, il semble bien que les représentations sociales du corps ne correspondent plus aux réalités médicales. Le test BMI est intéressant sur ce plan de la représentation. Le BMI est un indice calculé à partir de la taille et du poids. Pour simplifier, on retiendra ici que le BMI normal se situe, en France, entre 21 et 23, et que l’on entre dans une zone de surcharge pondérale à partir de 25. Les étudiantes interrogées n’avaient donc pas de réel problème de poids, puisque 97 % avaient un BMI inférieur à 25. Un quart d’entre elles pouvaient même être considérées comme minces. Pourtant, lorsqu’on leur a demandé le BMI qu’elles estimaient être le leur, seules 8 % d’entre elles ont indiqué un chiffre proche de la réalité. L’erreur moyenne était de 2 points et se traduisait par le fait que, lorsqu’elle était maigre, la jeune fille se voyait mince, lorsqu’elle était mince, elle s’imaginait normale, et ainsi de suite. La différence entre les jeunes femmes qui ne sont pas en restriction chronique et les autres tient au fait que les premières mélangent l’échelle sociale et l’échelle médicale, et elles ont ainsi une difficulté à se représenter leur corps, tandis que les secondes ne font pas cette confusion, mais se réfèrent uniquement à l’échelle sociale. Si ces dernières ne manquent pas de repères, ceux-ci sont déformés.

Peu à peu, la maigreur a été assimilée à la minceur

À la lecture des deux études, celle sur les couvertures de magazine et celle sur la représentation du corps, on peut se demander si les médias n’ont pas une responsabilité dans cette distorsion de l’image. Car, d’une part, les couvertures de magazine ont glissé vers une représentation idéalisée de la maigreur – progressivement assimilée à la minceur –, modifiant par effet de dominos tous nos schémas mentaux. D’autre part, le nombre d’incitations au régime a été multiplié par quatre en vingt ans. Dans la tête du public visé, la légende ne correspond pas à la photo. C’est le regard qui dérape, puis le corps.

ÉVOLUTION DES UNES DE MAGAZINES FÉMININS DE 1980 À 2001

Sept étudiantes de l’Institut d’études politiques de Paris ont étudié les photos les couvertures des magazines féminins L’Officiel, Marie Claire, Biba, 20 ans, Vital, Vogue et Elle depuis 1980. Elles ont analysé l’évolution de la morphologie des femmes photographiées, leur habillement et la mise en valeur de la minceur par l’image sur trois périodes charnières : 1980-1982, 1990-1992 et 1999-2001. Ces graphiques montrent ainsi le pourcentage de couvertures présentant des femmes dénudées. L’évolution sensible, dès le début des années 1990, devient particulièrement marquée à la fin de ces années et au début des années 2000. Dans ces mêmes périodes, les corps sont de plus en plus minces, voire maigres.

ERREURS DE LECTURE

Y a-t-il un lien entre la perception de leur poids par les jeunes filles et leur lecture des magazines féminins ? La réponse, si elle semble positive, est inattendue. Car, paradoxalement, les résultats de cette étude montrent que les jeunes filles ne lisant jamais la presse féminine se trompent plus fréquemment que celles qui déclarent la lire très souvent, quand il s’agit d’estimer leur BMI (Body Mass Index). En effet, 80 % des premières le surestiment de plus de 2 points, contre 56 % pour les secondes. La fréquence de lecture ne semble pas avoir un effet quantitatif, mais plutôt qualitatif.
Il semble qu’une exposition répétée à des images de mannequins maigres, présentés comme références de beauté et de normalité pondérale, “formate” l’erreur. Ces jeunes femmes ont donc construit leur image du corps en référence aux corps des mannequins.
À l’inverse, les jeunes filles ayant une lecture peu fréquente se situent d’emblée à la limite de la normalité, se trouvant trop grosses tout en sachant qu’elles ne sont pas en surpoids. Elles n’associent pas forcément d’image derrière la normalité.

Publié par Association GROS le sam 05/03/2011 - 12:35