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Bienvenue dans le monde de la morale alimentaire : Lettre ouverte ...

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Bienvenue dans le monde de la morale alimentaire : Lettre ouverte à Marisol Touraine ministre de la santé.


Le rapport intitulé « Propositions pour un nouvel élan de la politique nutritionnelle française de santé publique dans le cadre de la stratégie nationale de santé » a été remis à Madame le Ministre de la Santé. 

Les produits considérés comme diététiquement corrects seraient gratifiés d'un feu vert, tandis que les produits considérés comme diététiquement incorrects auraient droit à un feu rouge. Les catégories intermédiaires seraient signalisées par des feux jaune, orange et rose.

A priori, l'idée de mieux informer le consommateur semble séduisante. Pourtant, à y regarder de près, l'application des feux tricolores au domaine alimentaire nous semble s'avérer simpliste et risquant d’induire des conduites allant à l'encontre des buts poursuivis...

Le rapport intitulé « Propositions pour un nouvel élan de la politique nutritionnelle française de santé publique dans le cadre de la stratégie nationale de santé » a été remis à Madame le Ministre de la Santé. Ce rapport préconise notamment la mise en place « d’un système d'information nutritionnelle synthétique, intuitif et qui renseigne sur la qualité nutritionnelle globale des aliments ». Il s'agit d'informer le consommateur des qualités nutritionnelles des produits alimentaires au moyen de feux pentacolores apposés sur l'emballage de tous les produits alimentaires.


Les produits considérés comme diététiquement corrects seraient gratifiés d'un feu vert, tandis que les produits considérés comme diététiquement incorrects auraient droit à un feu rouge. Les catégories intermédiaires seraient signalisées par des feux jaune, orange et rose.


A priori, l'idée de mieux informer le consommateur semble séduisante. Pourtant, à y regarder de près, l'application des feux tricolores au domaine alimentaire nous semble s'avérer simpliste et risquant d’induire des conduites allant à l'encontre des buts poursuivis.


Les feux de signalisation nutritionnelle aboutissent à une moralisation de l'alimentation Rappelons que le mangeur a tendance à concevoir sa nourriture sur un mode dichotomique, en tout ou en rien. Elle est soit bonne et comestible, soit à rejeter.
On l’a bien vu avec les conseils du Programme national nutrition santé, qui donne des conseils du genre : « mangez moins gras, moins sucré, moins salé ». Tout un chacun ne peut qu’en tirer la conclusion qu’il s’agit donc idéalement de ne pas manger de gras, ni de sucre, ni de sel, et que si l’on en consomme, on est en faute.


Que signifie un feu rouge, dans cette perspective, si ce n'est un interdit global ? Comment manger un produit signalisé par un feu rouge sans comprendre que l'on transgresse une règle, que l'on est en faute ? Si on le fait malgré tout, alors on ne peut que se sentir coupable.

Comment même manger un produit signalisé par un feu orange ? Cela signifie-t-il qu'il ne serait que partiellement mauvais ? Mais comme dans notre esprit, un produit ne peut être que bon ou mauvais, celui-ci sera donc mauvais.


Restent donc les produits agrémentés d'un signal vert, qui sont les seuls que l'on doit manger.
La moralisation de l'alimentation favorise les troubles du comportement alimentaire et l'obésité
Décréter que certains aliments sont « bons » tandis que d'autres sont « mauvais », ne peut qu'aboutir à de la culpabilité lorsque l'on mange des aliments à haute densité énergétique, à la peur de grossir, au désir de contrôler volontairement ses ingesta en vue de maigrir ou de ne pas grossir. Ce désir de contrôle aboutit régulièrement à des pertes de contrôle et à la mise en place d'un cycle d'alternance entre le contrôle et la perte de contrôle, entre les prises de poids et des pertes de poids. On connaît désormais bien les nuisances de ce cycle de la restriction cognitive et des régimes, facteur de troubles du comportement alimentaire, de perturbations psychiques et d'obésité. [1][2]

La moralisation de l'alimentation conduit à la discrimination et à la stigmatisation des personnes en surcharge pondérale ou obèses.


La moralisation de l'alimentation conduit à considérer l'obèse comme une personne immorale et fautive. Il devient alors légitime de la discriminer et de la stigmatiser [3]. N'est-elle pas un mauvais citoyen, une personne qui met en péril le budget de la Sécurité sociale du fait des soins qu'elle nécessite ? Cette délinquance alimentaire [4][5] ne doit-elle pas être punie, tout d’abord en surtaxant les « mauvais » aliments, puis peut-être en remettant en question le remboursement de certains soins médicaux, comme c’est déjà le cas dans certains pays étrangers ?
La culpabilité alimentaire, la honte faite aux personnes qui ont un physique différent, ne peuvent que conduire les personnes incriminées à devenir des mangeurs émotionnels, ce qui contribue d'autant plus à la consommation d'aliments à haute densité énergétique et à la prise de poids [6][7].


Les feux de signalisation nutritionnelle aboutissent à une diététisation de l’alimentation
Manger ne consiste pas simplement à faire le plein énergétique à la pompe et à incorporer les bons nutriments.
Manger est aussi un acte culturel : on mange des aliments qui ont du sens, une histoire et une géographie, qui sont porteurs de représentations culturelles et familiales. Le sens que nous donnons aux aliments que nous consommons participe au rassasiement, augmente notre contentement et diminue notre consommation globale.
Nous partageons aussi notre nourriture avec nos congénères, et les émotions positives qui en résultent, lorsque l'on mange dans de bonnes conditions, limitent là aussi notre consommation globale [8].


La part prise par les systèmes de régulation d'ordre hédonique de la prise alimentaire est désormais bien connue. Le plaisir à manger n’est pas dépendant de la quantité consommée, comme on pourrait le croire, mais du plaisir occasionné. Plus on mange attentivement, sans culpabilité, avec plaisir, et plus faible est la quantité nécessaire. À l’inverse, la culpabilité à consommer des aliments conduit à fonctionner sur un mode boulimique.
Demain, sera-t-il encore possible de cuisiner, de partager une même nourriture dans un repas à la française ?[9]

Rappelons que ce repas à la française, mélange original de convivialité et de gastronomie, a été reconnu en 2010 par l'Unesco comme faisant partie du patrimoine immatériel de l'humanité.


Les feux de signalisation nutritionnelle sont un non sens sur le plan nutritionnel

Le caractère simpliste des feux de signalisation nutritionnelle risque d'introduire une confusion entre des aliments appartenant à des classes totalement différentes, à qui l'on aura attribué la même couleur. Le consommateur risque d'y voir une interchangeabilité entre ces aliments, avec des effets péjoratifs.


De plus, un tel type d'étiquetage ne prend en considération que la nature de l'aliment et non pas les quantités consommées. Il ne peut aboutir qu'à une moralisation de l'alimentation[10]. Un aliment classé rouge sera considéré comme « mauvais » quelle que soit la quantité consommée.
Or consommer des produits gras et sucrés dans des quantités correspondant à son appétit ne pose aucun problème sur le plan nutritionnel. À l'inverse, le système va encourager la consommation des produits protéinés, classés « vert », alors que la population française a déjà des apports protéiques suffisants, voire excédentaires.


En ce qui concerne les lipides, le système conduit à diaboliser les graisses saturées. Or les données concernant ce type de graisses sont régulièrement remis en question et ne sont pas solides [11][12]. En dehors d'un faible effet hypercholestérolémiant, les graisses saturées ne sont pas considérées aujourd'hui comme un facteur de risque cardio-vasculaire important. Les graisses saturées forment un ensemble hétérogène et leur effet dépend du contexte nutritionnel et de la source alimentaire. Aucune étude d'intervention n'a montré l'intérêt de leur réduction. Leur substitution par les glucides, hautement probable si l'on diabolise ce type de graisse, ne peut avoir que des effets péjoratifs chez des sujets à risque, comme ceux présentant un syndrome métabolique[13][14]. En fait, seul un excès important de graisses saturées dans l'alimentation n'est pas souhaitable.


Certains aliments sont exclus de l'étiquetage, par exemple les produits laitiers. Ces derniers seraient-ils donc imperméables à la morale ? En quoi cette exception est-elle justifiée ? En fait, tous les aliments ont des propriétés différentes, des atouts et des faiblesses.


De tels concepts reposent sur des fondements dépassés. Ils se focalisent uniquement sur les nutriments, en dépit des données modernes sur la complexité, l’effet matrice, la disponibilité, les interactions, les régulations métaboliques, la susceptibilité individuelle.

Se focaliser sur certains aspects des aliments occulte la globalité de la nutrition, l’importance des styles alimentaires, le rôle majeur de la sédentarité, l’importance de la préparation ménagère, le rôle de nouveaux facteurs tels que celui de l’environnement, de la flore intestinale, et le rôle de la génétique, en nous mettant en demeure de « manger droit ». En insistant exagérément sur les aspects nutritionnels, qui ne sont que des facteurs modulateurs, on néglige les aspects multifactoriels des différentes pathologies dites nutritionnelles[15][16].


Quels effets les feux de signalisation nutritionnelle auront-ils en matière de santé publique ?
Ceux qui proposent la solution des feux de signalisation nutritionnelle espèrent que les industriels de l’agroalimentaire modifieront la composition de leurs produits pour obtenir une signalétique en vert. Dans bien des cas, cela ne s’avèrera pas possible du fait des procédés de fabrication et des propriétés organoleptiques des produits. Par exemple, on ne voit pas comment il serait possible de modifier les recettes charcutières et fromagères sans dénaturer totalement les produits en question.


En ce qui concerne les plats traiteurs et les plats à emporter, ces produits ne seront pas quant à eux concernés par la loi. N’y a-t-il pas deux poids, deux mesures ?
Les personnes les plus vulnérables, appartenant aux classes sociales défavorisées, qui ont des budgets limités et des connaissances nutritionnelles elles aussi limitées[17], seront-elles conduites par ces mesures à privilégier les produits « verts » ? On peut en douter. Tout d’abord, parce que les produits qui seront classés « rouges » sont aussi les produits qui permettent un apport énergétique maximal pour un prix minimal. Ensuite, parce que les personnes des classes sociales défavorisés sont soumises à un stress permanent de plus haut niveau que les classes sociales plus favorisées, et que ce sont des aliments à haute densité énergétique qui sont les plus à même à calmer les états de stress.


Ce que nous proposons


Plutôt qu’une politique visant instaurer une discrimination entre les différents produits alimentaires[18], nous proposons une politique destinée à changer les comportements des mangeurs.


Il s’agit d’aider les mangeurs à revenir à une alimentation régulée par les mécanismes neurobiologiques qui en ont normalement la charge[19]. Ces mécanismes fonctionnent dans la mesure où le mangeur écoute ses sensations alimentaires de faim et de satiété, et se laisse guider par ses appétences spontanées[20]. Pour que les choses se passent ainsi, plusieurs conditions doivent être réunies : le mangeur doit pouvoir manger dans de bonnes conditions matérielles, sociales et psychologiques, avec un temps suffisant, dans un cadre rassurant. Il doit pouvoir penser du bien des aliments qui lui font envie et il doit pouvoir les manger sans culpabilité. Plutôt que de diaboliser certains aliments, mieux vaudrait au contraire les dédiaboliser et apprendre aux mangeurs à les consommer de façon adéquate.


Peut-être faudrait-il mettre fin à la dramatisation du poids, à la stigmatisation des obèses. Le poids n’est pas la mesure de la volonté et de la valeur intrinsèque d’un individu ; il est tributaire de sa génétique, de son histoire personnelle, de son mode de vie.


Enfin, manger compulsivement est devenu pour beaucoup une forme d’addiction comportementale, visant à minorer des émotions et des pensées vues comme insupportables. L’aide à apporter à ces personnes est du ressort de la psychologie, pas de la diététique.


C'est dans ce sens que milite notre association, le Groupe de Réflexion sur l'Obésité et le Surpoids, depuis maintenant seize ans. Nous sommes tristes de voir que les qualités intrinsèques du modèle alimentaire français, fondé sur le plaisir à manger et la convivialité, ne sont pas reconnus par les pouvoirs publics. Or le modèle alimentaire français est un facteur de protection essentiel contre l'obésité : la France est en effet un des pays industrialisés ayant un taux d'obésité parmi les plus bas. Au lieu de cela, on décide de faire la promotion d’un modèle de diététisation à l'anglo-saxonne, dont on connaît les résultats peu probants dans ces pays.

Lettre publiée le 25 août 2014.

Le Conseil scientifique et le conseil d’administration du Groupe de Réflexion sur l'Obésité et le Surpoids (associationgros [at] gmail [dot] com) :


Dr Claude Arnaud, psychiatre, Perpignan ; Dr Gérard Apfeldorfer, psychiatre, Paris ; Mme Sylvie Benkemoun, psychologue, Paris ; M. Jean-Pierre Corbeau, Professeur émérite de sociologie de l'alimentation à l'Université François Rabelais. Tours; Mme Marie-Carmel Detournay, infirmière-psychothérapeute, Paris ; Dr Francine Duret-Gossart, médecin nutritionniste, Paris ; Pr Marc Fantino, Professeur honoraire du CHU de Dijon / Université de Bourgogne ; Mme Sabrina Julien Sweerts, diététicienne-nutritionniste, Asnières/ Seine ; Dr Anne Laurent-Jacquart, médecin nutritionniste, Lausanne, Suisse ; Mme Katherine Kureta-Vanoli, diététicienne-nutritionniste, Clamart ; Dr Jean-Michel Lecerf, Institut Pasteur de Lille ; Mme Ulla Menneteau-Nielsen, diététicienne-nutritionniste, Clermont-Ferrand ; Mme Florence Urbain, diététicienne- nutritionniste, Perenchies, 59840 ; Dr Bernard Waysfeld, psychiatre, Paris ; Dr Jean-Philippe Zermati, médecin nutritionniste , Paris


Répondre à :
Groupe de Réflexion sur l'Obésité et le Surpoids, associationgros [at] gmail [dot] com Ou :
Dr Gérard Apfeldorfer, 28, rue de Ponthieu, 75008 Paris


REFERENCES :


1. Polivy J. Psychological consequences of food restriction. J of American Diet Ass 1996; 96, 6:589-592.
2. Zermati JP, Apfeldorfer G. Clinical description of cognitive restraint and its practical consequences. In Trends in Obesity Research. Nova Biomedical Books, Peter R. Ling (Editor) 2004; ISBN: 1-59454-142-6
3. Guilhem D. Le corps, le gras et l'esthétique corporelle. AlimAdos, OCHA. 12 OCTOBRE 2009 2009
4. Waysfeld B. L'approche psychodynamique de l'obésité aujourd'hui. In Traiter l'obésité et le surpoids, sous la direction de Jean-Philippe Zermati, Gérard Apfeldorfer, Bernard Waysfeld.Paris, Odile Jacob éditeur 2011
5. Apfeldorfer G, Zermati JP. Dictature des régimes. attention. Odile Jacob 2008.
6. Poulain J. La lutte contre la stigmatisation des sujets en surpoids : une voie de prévention contre l'obésité. In Traiter l'obésité et le surpoids, sous la direction de Jean-Philippe Zermati, Gérard Apfeldorfer, Bernard Waysfeld.. Paris Odile Jacob éditeur 2011.
7. Hunger JM, Tomiyama AJ. Weight labeling and obesity: a longitudinal study of girls aged 10 to 19 years. JAMA Pediatr 2014; 168:579-580.
8. Fischler C, Masson E. Français, européens et américains face à l'alimentation.. Odile Jacob 2008.
9. Fischler C. Les alimentations particulières. mangerons-nous encore ensemble demain? Ed. Odile Jacob 2013.
10. Lecerf J. Le diktat de la diététique ou le terrorisme alimentaire. Journal Médecine et Science II - III in PASSAGES Déc. 2002, Janvier 2003; :n° 122-123.
11. Siri-Tarino PW, Sun Q, Hu FB, Krauss RM. Meta-analysis of prospective cohort studies evaluating the association of saturated fat with cardiovascular disease. Am. J. Clin. Nutr. 2010; 91:535-546.
12. Ravnskov U, DiNicolantonio JJ, Harcombe Z, Kummerow FA, Okuyama H, Worm N. The questionable benefits of exchanging saturated fat with polyunsaturated fat. Mayo Clin. Proc. 2014; 89:451-453.
13. Jakobsen MU, Dethlefsen C, Joensen AM, Stegger J, Tjønneland A, Schmidt EB et al. . Intake of carbohydrates compared with intake of saturated fatty acids and risk of myocardial infarction: importance of the glycemic index. Am. J. Clin. Nutr. 2010; 91:1764-1768.
14. Mozaffarian D, Rimm EB, Herrington DM. Dietary fats, carbohydrate, and progression of coronary atherosclerosis in postmenopausal women. Am. J. Clin. Nutr. 2004; 80:1175-1184.
15. Heini AF, Weinsier RL. Divergent trends in obesity and fat intake patterns: the american paradox. Am. J. Med.
1997; 102:259-264.
16. Chaput J, Sjödin AM, Astrup A, Després J, Bouchard C, Tremblay A. Risk factors for adult overweight and obesity: the importance of looking beyond the 'big two'. Obes Facts 2010; 3:320-327.
17. Speakman JR, Walker H, Walker L, Jackson DM. Associations between bmi, social strata and the estimated energy content of foods. Int J Obes (Lond) 2005; 29:1281-1288.
18. Guy-Grand B. Prévention nutritionnelle : un rapport qui va faire du bruit. Cah Nutr Diet 2014; 49:1-2.
19. Viltart O. Les voies neurophysiologiques du plaisir alimentaire. MHDN 2014; 6:134-138.
20. Rigal N. Le plaisir régulateur ou perturbateur du comportement alimentaire. MHDN 2014; 28, 6:143-146.

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Publié par Association GROS le mer 15/04/2015 - 17:16